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ments de M. Fonsegrive. Comme critique littéraire, Brunetière s’interdit toute jouissance esthétique qui pourrait le faire pénétrer dans l’âme même de l’artiste : il a un rôle à jouer, il a été engagé par Buloz, sur le conseil de Bourget, pour manier la férule de Planche, et il frappe. Orateur, il lance « comme à l’assaut des intelligences la grosse cavalerie de ses longues phrases, la masse bien en ordre de ses arguments ». Quant à la capacité propre de réflexion que pouvait posséder Brunetière, M. Fonsegrive semble en être médiocrement frappé : « Il ne fut jamais le philosophe qui, du haut des marches sereines du temple, juge les opinions diverses et démêle avec une lenteur calme ce que chacune d’elles renferme de vérité… M. Brunetière, en homme d’action, voulait avant tout le triomphe de la vérité. Il le préférait presque à la vérité elle-même. » Aussi M. Fonsegrive conclut-il très finement que M. Brunetière, « plutôt que parmi les fidéistes, se serait rangé parmi les modernes pragmatistes ». Et comme il se serait vanté d’en être, et de beaucoup, le moins philosophe, peut-être se serait-il trouvé qu’il en était par là même le plus conséquent et le plus profond.

Le Penseur chez Sully Prudhomme, par le Dr Camille Spiess (conférence académique prononcée le 13 mai 1907 dans l’Aula du Muséum de Bâle) 1 brochure in-8 de 57 pp., avec un portrait de Sully Prudhomme, Paris, Léon Vanier, 1908. — On trouvera dans la première partie de cette conférence un sentiment assez juste de ce qui fait le charme de la poésie des Vaines Tendresses. Mais sur l’aspect proprement philosophique de l’œuvre de Sully Prudhomme, elle ne contient que des considérations vagues et sans portée. L’auteur affecte de se placer au point de vue du physiologiste, pour faire ressortir l’intérêt d’une œuvre qui dépasse infiniment les cadres de la physiologie, et n’a même avec elle que de rares points de contact : il n’est pas surprenant qu’une étude entreprise d’un point de vue aussi extérieur à son objet ne conduise pas à des résultats précis.

Commentaire littéral de la Somme Théologique de saint Thomas d’Aquin. (I. Traité de Dieu ; – II. Traité de la Trinité), par le R. P. Pègues. 2 vol. in-8 de 455-605 pages, Privat, Toulouse, 1907. — L’intention est excellente de vouloir nous donner un commentaire de la Somme Théologique, l’œuvre maîtresse du Docteur Angélique, et à ce titre M. Pègues mérite d’être loué. Ce travail a d’ailleurs reçu l’approbation et les encouragements du pape, comme l’indique un bref publié en tête du Traité de la Trinité. Aussi bien ce témoignage de satisfaction nous confirme-t-il l’impression que nous avait laissée la lecture du commentaire. Pour M. Pègues, qui s’indigne contre la « philosophie mauvaise pétrie d’erreurs » des modernistes, la Somme Théologique est tout entière article de foi. C’est faire œuvre pieuse que de commenter « le chef-d’œuvre par excellence de la pensée humaine mise au service de la foi ». Il est inutile de demander à M. Pègues une concession en faveur des méthodes de la critique moderne. Il ne s’agit point pour lui d’éclairer la pensée profonde de saint Thomas par des rapprochements nécessaires de textes, tirés d’autres œuvres, la Somme contre les Gentils, ou les commentaires sur Aristote ; pas davantage d’expliquer ou de développer les textes de Platon, d’Aristote et des Pères de l’Église que le saint docteur cite à l’appui de sa discussion. M. Pègues se soucie encore moins de s’arrêter aux doctrines controversées, de signaler les objections des adversaires immédiats de saint Thomas, sinon de les discuter. On peut trouver étrange que dans un commentaire de plus de mille pages de la Somme de Théologie, le nom de Duns Scot ne soit pas une seule fois mentionné. C’est qu’en effet M. Pègues prétend surtout faire œuvre apologétique. Il se contente de paraphraser le texte de la Somme en une langue facile, quelquefois trop facile. (Le point précis où s’origine la question actuelle », I p., 47. — « Saint Thomas nous y assigne le dernier mot de la prédestination », I, p. 376 ; etc.) Pour chaque question, il analyse objections et réponses et le chapitre qui suit est annoncé par la même transition invariable et monotone : « c’est ce que nous allons voir dans le chapitre suivant ». M. Pègues n’épargne même pas les exclamations admiratives et la monnaie courante de la louange, allant des « insondables profondeurs » jusqu’aux « aperçus les plus sublimes » de la doctrine, sans parler des endroits où saint Thomas « nous transporte à des hauteurs qui sembleraient devoir donner le vertige ».

On peut maintenant se demander de quelle utilité sera pour l’intelligence de la science théologique, un commentaire conçu d’une façon si surannée et si simple. Saint Thomas méritait vraiment un plus grand effort de pensée au moment où le thomisme jouit d’une si grande faveur, et où l’orthodoxie catholique livre, en son nom, une lutte si ardente contre toutes les doctrines subversives qui se font jour au sein de l’Église.