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gieuses et la détermination du but suprême de nos efforts : la connaissance métaphysique, par laquelle nous nous élevons à la perfection et nous assurons du même coup la béatitude et l’immortalité. Cette dernière partie du Guide des Indécis contient plus d’une vue originale et même profonde. Signalons notamment la doctrine par laquelle l’intellect agent est conçu comme situé en dehors de l’homme, ainsi que le concevait Alexandre d’Aphrodise, mais non identifié à Dieu. L’intellect agent est une des intelligences pures. De même Maïmonide conçoit l’immortalité de cet intellect en tant que son action demeure acquise après l’acte d’intuition intellectuelle, d’où résulte une immortalité limitée aux seuls hommes supérieurs et inaccessible pour les autres dont les âmes sont vouées à la destruction. Il faut noter encore une théorie détaillée de la vision prophétique qui suppose une pénétration psychologique rare à cette époque.

Cette étude de Maïmonide se complète par la détermination de l’influence que son œuvre a exercée. Dans les milieux judaïques d’abord où, passionnément, attaquée et défendue, elle marque profondément son empreinte sur Gersonide et vient se heurter à la résistance de Hasdaï Crescas qui la soumet à une pénétrante critique. L’auteur ne veut pas que l’on exagère l’influence que le Guide peut avoir eue sur Spinoza ; mais, bien qu’il la réduise sagement lui-même, il lui fait encore parfois la part trop belle en signalant des analogies qui peuvent aussi bien être considérées comme prouvant la filiation de Spinoza à d’autres philosophes qu’à Maïmonide. Ainsi Spinoza peut tenir de Descartes cette affirmation que Dieu crée non seulement l’existence, mais encore l’essence des créatures : la filiation cartésienne est ici peu douteuse. Même remarque en ce qui concerne cette doctrine que l’intelligence, la volonté et la puissance de Dieu ne sont qu’une seule et même chose. Si cela remonte à Maïmonide, c’est en passant par Descartes et saint Thomas. Par contre les quelques pages relatives à l’influence du Guide sur Thomas d’Aquin, bien qu’elles n’épuisent pas la matière, sont extrêmement instructives en ce qu’elles mettent nettement en relief l’action exercée par la pensée philosophique juive sur la spéculation chrétienne au moyen-âge. Les références réunies par l’auteur établissent sans conteste que Guillaume d’Auvergne, Alexandre de Habès, Albert le Grand et Thomas d’Aquin ont connu la doctrine de Maïmonide et en ont tenu compte.

Le bref résumé qui précède permet peut-être d’apercevoir quelle utile contribution le travail de M. L.-G. Lévy apporte à l’histoire de la philosophie médiévale. Si nous ajoutons qu’il est composé avec une clarté qui ne laisse rien à désirer et dans un esprit aussi objectif que possible, nous aurons dit tout le bien que nous pensons d’un livre dont l’auteur est à la fois un hébraïsant érudit et un excellent historien.

Œuvres Complètes de Jean Tauler, Traduction littérale de la version latine du chartreux Surius, par E.-Pierre Noël. O. P. 5 vol. in-8 de 437, 465, 484, 509 et 438 p., Paris, Tralin, 1911. — L’ordre de Saint-Dominique se devait de donner au public français la traduction des œuvres de l’un de ses religieux les plus célèbres. Le P. Noël a entrepris pour Tauler ce que le P. Thiriot avait fait pour Suso. Mais il s’en est tenu à la traduction latine de Surius (contrôlée du reste sur l’édition allemande de 1543) ; il est vrai que la tâche de P. Thiriot avait été singulièrement facilitée par la version et les travaux de Denifle. Quoi qu’il en soit, le travail qu’on nous présente a pour base l’œuvre de Tauler, telle que Surius l’a éditée en 1552. Quoiqu’il ne soit pas dépourvu d’information, il semble avoir pour but l’édification plutôt que la recherche critique.

L’introduction s’efforce vainement, croyons-nous, de sauver l’authenticité du récit de la conversion de Tauler : Denifle semble bien l’avoir ruinée à tout jamais. Les arguments qu’on présente contre sa thèse sont peu probants ; il est curieux, du reste, qu’on les dirige non point contre le travail critique de Denifle, mais contre le compte rendu que Mury en a donné dans la Revue des questions historiques.

Un avertissement au lecteur précède la seconde partie du volume IV, laquelle contient les sermons d’Eckart, de Suso, de Ruysbrock, que Surius a intercalés dans les œuvres de Tauler. Dans cet avertissement, il nous semble qu’on exagère cette fois la thèse de Denifle sur l’orthodoxie d’Eckart. Il est très vrai qu’il n’y a pas entre Eckart et la scolastique toute la distance que s’étaient imaginés les premiers historiens avant la découverte, par Denifle, des œuvres latines d’Eckart. Mais, sans vouloir entrer dans le débat, on ne peut s’empêcher de rappeler que vingt-huit propositions, extraites des œuvres d’Eckart, ont été condamnées en leur temps comme hérétiques. La justification que l’on esquisse ne paraît pas des plus probantes. Il y aurait lieu aussi de faire des