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une méthode d’exposition historique de cette doctrine assez analogue à celle dont s’était servi M. Henri Michel dans son Idée de l’État. Dans la première partie du livre, il étudie la formation, au xviiie siècle, en Angleterre et en France, de la doctrine libérale classique. Dans la deuxième partie, plus étendue, il passe en revue « les divers aspects de i individualisme au xixe siècle ». Théories de Dunoyer, de Stuart Mill, de Bastiat, conjonction du libéralisme économique et du libéralisme politique chez les théoriciens de la Démocratie libérale, interprétation individualiste de l’histoire chez Tocqueville et Taine, christianisme social (que M. Schatz dans son zèle antisocialiste rattache à l’individualisme bien compris), sociologie d’Herbert Spencer ; enfin individualisme anarchiste (Proudhon, Stirner), et individualisme aristocratique. Pour ces formes excentriques de l’individualisme M. Schatz est plein d’indulgence : toute grande armée doit avoir ses avant-postes détachés, tout grand parti ses enfants perdus.

L’érudition historique de l’auteur est abondante. Il sera permis, peut-être, de lui reprocher, sans l’offenser, un certain manque de précision dans sa terminologie. Car M. Schatz se pique, en quelque sorte, d’être imprécis : il reproche à l’école libérale orthodoxe, par excès de rigorisme dogmatique, d’avoir perdu tout contact avec la réalité complexe et mérité de la sorte sa croissante impopularité. Mais enfin qu’est-ce que M. Schatz entend par « individualisme » ?

L’individualisme, ce sera, selon lui, l’ensemble des tendances qui s’opposent au socialisme. Et voici comment M. Schatz définit le point de vue socialiste : « La société est une entité réelle et concrète ; c’est la grande réalité économique. L’individu est le produit de l’organisation sociale. Il est indéfiniment perfectible par la faculté de tout être pensant : la Raison. Indéfiniment il pourra s’adapter à un cadre social moralement meilleur » (p. 5). Or cette définition même n’est-elle pas contradictoire ? Le socialisme est défini d’abord comme une doctrine en vertu de laquelle l’individu n’existe que par et pour la société ; puis comme une doctrine en vertu de laquelle l’individu, libre et raisonnable, est capable de modifier indéfiniment la machine sociale, au gré de ses caprices ; en vue de son émancipation. Mais cela, n’est-ce pas la perfection de l’individualisme ?

M. Schatz, assurément, entend le mot « individualisme » en un sens plus défini. Trois propositions, nous dit-il, exposant la pensée de Taine, résument l’individualisme. « La première, c’est que l’individu est un être de passion et non de raison. La seconde, c’est que l’ordre économique est une création spontanée de la nature et non une création arbitraire de la volonté humaine. La troisième, c’est que la fonction de l’État comme de tous les organes vivants ou instruments inertes doit aller en se spécialisant » (p. 357). Soit. Le tout est de définir les termes. Mais est-ce bien ici la meilleure façon, la plus conforme à l’usage courant, de définir l’ « individualisme » ? Bornons-nous à un exemple pour justifier les doutes que nous concevons à cet égard. Auguste Comte ayant écrit : « La société se compose de familles et non d’individus », M. Schatz le cite, et l’approuve, et ajoute : « Cette idée… est essentiellement dans la logique de l’individualisme… aucun individualiste ne l’a contestée » (p. 379). Et voilà qui nous déconcerte ; voilà qui, avant nous, eût déconcerté Auguste Comte.

L’erreur de M. Schatz est, croyons-nous, d’avoir voulu parler la langue, nécessairement mal faite, des partis politiques. Pour avoir voulu faire rentrer tous les penseurs du siècle dernier dans les deux grandes armées du socialisme et de l’individualisme, quels états-majors hétéroclites n’a-t-il pas été condamné à donner aux deux partis ! À gauche, Rousseau, Hegel, Karl Marx. À droite, Adam Smith, Proudhon, Léon XIII et Frédéric Nietzsche. Nous avons peur que M. Schatz n’ait pas encore réussi à débrouiller la question. Du moins a-t-il eu le réel mérite, grâce à sa solide érudition, de faire sentir à ses lecteurs combien elle est embrouillée.

La dépendance de la morale et l’indépendance des mœurs, par Jules de Gaultier. 1 vol. in-16 de 345 p., Paris, Mercure de France, 1907. — Des cinq études séparées qui composent ce recueil, la première seule donne son titre à l’ouvrage. Une préoccupation commune les relie : réagir contre « le vœu de rationalisme et de systématisation universels que l’instinct théologique a légué à la spéculation philosophique, mettre plus spécialement en évidence la part d’arbitraire, d’aléa, d’incalculable et d’illogique qui est inhérente a l’existence et la préserve de sa fin » (p. 25). En morale, cette préoccupation conduit à opposer la « catégorie du conflit à la catégorie de la logique », à dénoncer les dangers du rationalisme, qui menace d’étouffer l’existence dans une tentative de systématisation universelle. En morale, tout s’affirme et tout s’impose. L’effort intellectuel en vue de découvrir une réalité qu’il s’agit de créer n’est ici