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tion criminelle épargne les égoïstes adroits et les hypocrites. Le progrès moral est réel, mais il est lent.

Arrivé à ce point, il semble que M. Aars cesse d’étudier la genèse psychologique des sentiments moraux pour construire de toutes pièces une Éthique. La morale, telle qu’il la conçoit, est indépendante de la religion ( bien que la religion ait été très utile à la formation de la conscience morale), parce que la religion suppose la morale plus qu’elle ne la fonde. Mais la morale n’est pas indépendante de la métaphysique. Ce n’est pas à dire qu’elle repose sur des postulats métaphysiques (la responsabilité morale, donnée immédiate de la conscience, n’a que faire de la garantie d’une hypothétique liberté). La morale ne dépend pas de telle ou telle métaphysique ; « elle est elle-même une métaphysique ». Elle affirme qu’ « il y a une beauté et une laideur objectives de la volonté ». Elle affirme la valeur du devoir. Elle n’est pas une science, car elle prime la science. « Mieux vaut se tromper avec la morale que d’avoir raison sans elle. » La conscience nous donne « le droit d’imposer nos fins morales à l’évolution » : les préceptes du christianisme sont contraires aux lois de la sélection naturelle : aussi ne sont-ils appliqués que par une faible minorité, mais c’est cette élite qui fait progresser l’humanité.

La morale de M. Aars, toutefois, diffère de la morale chrétienne. Sans méconnaître la valeur de l’humilité, il réhabilite en un sens la fierté morale ; sans méconnaître la sublimité de l’amour, il indique la signification morale de la haine. Mais c’est l’idée de justice qui est l’âme de son Éthique. La « loi de la réciprocité » n’est pas seulement, à son avis, une éducation historique ; c’est une loi normative : la tâche du moraliste est de « régler et de perfectionner l’échange des valeurs ». Ce n’est pas à dire qu’il établira partout l’égalité : l’échange n’implique pas nécessairement l’égalité des parties. De même qu’il admet, en politique, la suprématie d’un chef, sans le dispenser de rendre à ses subordonnés, en échange de leur obéissance, des services définis, de même M. Aars exige, dans la famille, que l’échange des valeurs entre époux soit conforme au principe de la réciprocité, sans dispenser la femme d’obéir à son mari. S’agit-il du problème social ? Il se montre, semble-t-il, plus hardi : il admet un socialisme mitigé qu’il appelle « solidarisme » (sans se référer, d’ailleurs, au solidarisme français). Mais il ne proclame pas pour cela l’égalité absolue de tous les hommes.

Nous ne nous flattons pas d’avoir exposé toutes les idées intéressantes de cet ouvrage suggestif. On lui reprochera peut-être de vouloir trop embrasser. Il en résulte que la documentation est souvent insuffisante et que les solutions proposées sont parfois superficielles. Il est surprenant, par exemple, que M. Aars traite la question féministe comme si la grande industrie n’avait pas modifié le rôle social d’un nombre notable d’Européennes. Il est surprenant de constater que le seul sociologue cité par lui soit Letourneau. Sur l’origine de la conscience morale, les sociologues estimeront sans doute que M. Aars, quoi qu’il en pense, leur donne gain de cause : si l’indignation et l’admiration, sentiments sociaux, contiennent en germe la moralité, comment ne pas reconnaître qu’elle doit non seulement ses progrès, mais sa naissance même à la vie sociale ? Hors d’une société, le passage de l’égocentrisme à l’hétérocentrisme, moment décisif dans la genèse de la conscience morale, serait inconcevable. Mais c’est l’idée que l’auteur se fait de la morale elle-même qui nous paraît surtout discutable. D’abord, ni la notion de « valeur » ni la notion de justice qui jouent dans ce livre un rôle si important, ne nous paraissent pas définies avec une précision suffisante. D’autre part, M. Aars admet trop aisément que le jugement de valeur est un jugement immédiat, un « jugement de sentiment » irréductible aux jugements rationnels. Il faudrait chercher si ce jugement en apparence immédiat n’est pas le résidu de nombreuses expériences, la conclusion de nombreux raisonnements. « Cette fleur est belle » : ce jugement de valeur esthétique n’a, dit notre auteur, rien à voir avec le jugement du savant expliquant la vitalité de la plante par le fumier sur lequel elle pousse. Est-ce évident ? Le jugement esthétique n’est-il pas au moins partiellement fondé sur la constatation de cette vitalité dont le botaniste rend compte ? De même il est possible que les jugements moraux ne soient pas indépendants de certaines constatations psychologiques et sociologiques. Et cette dépendance de la morale par rapport à la science ne devrait pas déplaire à un auteur qui finit par ériger le fait en droit, déclare que les sentiments moraux élémentaires sont aussi les sentiments moraux par excellence, et voit dans la loi, inductivement découverte, de l’échange des valeurs le fondement d’une « morale parfaite ».

Naturphilosophie, Kritische Einführung in die modernen Lehren über Kosmos und Menschheit, von Alfred Dippe. 1 vol. in-12 de ix-417 p., München, 1907. — Cet ou-