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les appareils de protection, les mécanismes automatiques qui facilitent la fécondation, la conservation ou bien la diffusion des germes. Chez les espèces conscientes, la nature a usé de politique et de ruse. Elle a fait naître des besoins et des instincts qui tendent à faire obéir les individus à ses fins avec l’illusion qu’ils travaillent pour eux-mêmes. Bref, l’espèce tend à subjuguer l’individu. « La nature le triture en vue des besoins de son type. S’il est conscient, elle l’illusionne, elle l’aveugle, elle l’accapare, et elle le fait si bien qu’elle finit par transformer l’axe de son égoïsme. » Par des exemples nombreux, bien choisis, la thèse que Schopenhauer déduisait analytiquement des principes mêmes de sa métaphysique, se trouve de la sorte appuyée sur les faits et démontrée d’une manière concrète. Nous n’y contredirons pas. Il est exact que la fonction reproductrice est une lourde charge pour l’individu, qui semble se sacrifier en l’accomplissant. Il est exact que les instincts sexuels, les sentiments paternels et maternels, et même parfois les sentiments altruistes, ne s’expliquent qu’en tant qu’ils contribuent à la conservation et au développement de l’espèce, et qu’ils sont souvent une duperie pour l’individu, un inconvénient, une gêne, un danger, dont il ne s’aperçoit pas, sous l’empire des illusions de l’instinct, de l’appétit et du sentiment.

De l’altruisme à la moralité, il n’y a qu’un pas, et l’auteur n’hésite point à le franchir. La conscience morale, le sentiment de l’obligation morale sont des formes, sans doute infiniment élevées et respectables, de représentation et de tendances qui ne peuvent s’expliquer biologiquement que comme des modalités du phénomène général de l’adaptation. « Aujourd’hui subsiste encore, très souvent, un conflit entre ce que nous désirons pour nous-mêmes et ce que l’intérêt de notre espèce veut que nous exécutions. Nous sentons alors, en agissant, que nous nous contraignons et nous avons le sentiment que nous accomplissons un devoir » (p. 341). Mais si l’évolution se poursuit dans le sens où elle est déjà commencée, un jour viendra où le sentiment de contrainte disparaîtra et où l’exercice de la vertu sera pour tout homme la plus vive des jouissances, les actions immorales, par contre, les pires des tourments. Ainsi, plus l’évolution se poursuit, plus l’individu devient le serviteur joyeux de l’espèce, et la même loi semble régir aussi bien l’homme que l’animal, les plus hautes manifestations de la moralité comme les variétés les plus humbles de l’instinct.

Nous n’entreprendrons pas de discuter cette conclusion de philosophie naturaliste. Les difficultés d’interprétation du progrès moral au point de vue de l’évolution en général nous paraissent, en réalité, insurmontables. On ne s’en tire qu’en distinguant, dans l’action morale, le « conformiste » et le « non-conformiste » (p. 208). Le premier sert la société, puisque celle-ci repose sur la tradition, sans aucun doute : mais le second ? Comment Socrate sert-il la société athénienne ? Parce que, répond-on, sa notion supérieure du devoir correspond à une forme plus évoluée de société, qui doit succéder à la forme existante. Son acte de novateur est d’abord un danger, un mal et un trouble (p. 227). Mais finalement, il rend service au groupe, et, dès lors, à l’espèce. Bref, le novateur, en morale, ne se justifie que comme un rouage du vaste mécanisme d’adaptation qui régit la nature entière. Il en faut conclure que le critère définitif de l’acte moral c’est l’utilité. Mais comme, pour être juge de cette utilité, il nous faudrait une expérience et une prescience pour ainsi dire infinies, lorsqu’il s’agit des problèmes moraux infiniment complexes aux prises avec lesquels nous nous trouvons presque chaque jour, c’est à une conclusion de pur scepticisme moral que l’on aboutit, semble-t-il.

La Culture morale aux divers degrés de l’Enseignement public, par Arthur Bauer. Ouvrage couronné par l’Institut, avec extraits du rapport de M. Gabriel Compayré, 1 vol. in-8 de 261 p. Paris, Giard et Brière, 1913. — Cet ouvrage répond à une question proposée par l’Académie des Sciences morales et politiques et a obtenu le prix. C’est une longue dissertation d’un genre mi-philosophique, mi-littéraire, où la plupart des lieux communs pédagogiques sont entrelacés par une plume diserte aux plus aimables fleurs de la rhétorique. Les opinions soutenues, les préceptes donnés d’un ton d’autorité ferme et douce, se situent constamment au juste milieu, et même les innovations proposées portent le cachet de l’esprit le plus résolument sage, conciliant et conservateur. Une telle œuvre, incapable de surexciter les passions qui désunissent, est fort propre à mériter l’unanime approbation d’un jury : La preuve en est dans les élogieuses appréciations du rapport de M. Gabriel Compayré, dont l’auteur a bien voulu nous communiquer dans son introduction les passages saillants. Les qualités de cet ouvrage sont d’ail-