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Mais M. Leroy ne se contente pas de décrire comme du dehors cet ensemble d’institutions. Il en suit le progrès avec la sympathie d’un juriste, d’un juriste qui aime la vie, respecte l’avenir et se réjouit de voir naître des formes juridiques inédites. Le peuple ouvrier, dont la bourgeoisie, souvent, ne veut connaitre que les gestes désordonnés, est lui aussi, comme disait Pelloutier, « créateur et inventeur ». Au courant de sa vie il creuse le lit de son droit, tout comme l’ont fait naguère les bourgeois des Communes. Ses Congrès ont conscience de dire le droit. « Ses Syndicats agissent et pensent, malgré le droit civil, en véritables associations publiques qui s’arrogent, sur toutes les choses relevant de la profession, une sorte de souveraineté. Ainsi prend corps, peu à peu, un esprit juridique nouveau : tendance à égaliser les individus, les salaires et les fonctions, en réservant aux collectivités organisées leur pleine faculté de contrôle, en résorbant en elle toute puissance de direction.

M. Leroy nous invite à comprendre la belle nouveauté de cet effort : il ne néglige pas pour autant de le rattacher à une tradition. Il note, chemin faisant, ce que doivent telles tendances du syndicalisme d’aujourd’hui à Blanqui, à Proudhon, voire à Fourier. Il voit renaître, dans les programmes de Griffuelhes ou de Pouget, telles idées déjà chères à l’Internationale d’avant 1870. Bien plus, il rappelle, non pas seulement à propos du socialisme guesdiste, mais aussi bien à propos du syndicalisme le plus émancipé, que les révolutionnaires gardent toujours, tant dans leurs pratiques que dans leur idéologie, beaucoup plus qu’ils ne croient du monde qu’ils maudissent. Visiblement agacé par le lyrisme — et les satires – de quelques apologistes un peu tranchants, il rétablit la continuité entre des termes qu’on disjoignait à plaisir : le mouvement qu’il décrit en juriste, il l’explique en historien.

C’est d’ailleurs un historien à qui la philosophie n’est pas étrangère. Lorsqu’il rencontre telle « thèse » à la mode, il ose réagir, et la ramener à la juste mesure. C’est ainsi qu’il dénonce (vol. II, p. 547-550) ce qu’il y a d’imprécis dans la théorie ajustée par « le religieux, M. Georges Sorel » à la tactique ouvrière, la théorie du « mythe » de la grève générale. Ailleurs (vol. II, p. 842, 853) il signale les exagérations et le danger des réquisitions portés contre l’intelligence constructive au nom des intuitions qui jailliraient de l’action ouvrière elle-même.

Remarques jetées en passant, et qui laissent un peu indécises, à vrai dire, les positions de M. Leroy entre l’intellectualisme et le pragmatisme. De même, dans la partie historique, certaines filiations (celle qui irait par exemple de Fourier au Syndicalisme en passant par Proudhon et l’Internationale) sont indiquées plutôt qu’établies. Dans la partie descriptive elle-même on aperçoit des lacunes assez graves : par exemple, dans le chapitre sur l’Internationalisme ouvrier et les obligations internationales, pourquoi M. Leroy n’a-t-il pas noté le curieux mouvement par lequel nos syndicalistes, se heurtant aux résistances ou aux lenteurs de leurs camarades étrangers, ont été amenés à se replier en quelque sorte sur eux-mêmes, à retrouver leur caractère national, et à se faire gloire de leur « méthode française » ?

Tel quel, ce Corpus, œuvre de juriste, d’historien et de philosophe, est une œuvre trois fois intéressante. Nous avons l’intention de consacrer à l’ouvrage une étude plus approfondie.

L’Espèce et son Serviteur, par A. Cresson, 1 vol. in-8 de 347 p., Paris, Alcan, 1913. – Le serviteur de l’espèce, c’est l’individu. Non seulement, comme chacun sait, dans le monde animal, les individus sont organisés en vue de la conservation et de la prospérité de l’espèce à laquelle ils appartiennent, mais en outre les opérations à la faveur desquelles l’espèce se conserve et se développe semblent se faire toutes plus ou moins aux dépens des individus qui les exécutent. Le monde végétal donne aussi un spectacle analogue, quoique moins frappant. Dans la première partie du livre, M. Cresson établit cette thèse sur de nombreux exemples, empruntés à Darwin, à Brehm à l’entomologiste Fabre, notamment. Les faits qu’il rassemble montrent bien que tous les actes successifs de la reproduction, depuis l’accouplement jusqu’à l’élevage des jeunes, sont pour l’individu un labeur absorbant, tyrannique et épuisant, dans lequel il s’oublie lui-même et perd fréquemment le sens de sa propre conservation. Mais il ne suffit pas de constater ainsi le « labeur pour l’espèce ». Pour en comprendre toute la portée il y a lieu d’étudier les procédés au moyen desquels la nature obtient des adultes l’attitude nécessaire au bien de leur type, c’est-à-dire, pour parler un langage plus moderne, les adaptations à la fonction reproductrice. Ici, l’ingéniosité de la nature est sans pareille. Chez les êtres inconscients, comme les végétaux, elle est varié, de toutes manières les structures