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intègre le nombre infini à la science positive. En tant que philosophe réaliste, il maintient que la loi du nombre s’applique nécessairement à l’univers existant, et il répète avec Renouvier : « Des choses qui sont, ou des parties quelconques de ces choses, formeront toujours des nombres, c’est-à-dire des nombres déterminés, différents de tous autres nombres. Sans cela point de représentation, ni effective, ni possible, du tout. »

La morale de l’ironie, par F. Paulhan, 1 vol. in-16 de 170 p., Paris, Alcan, 1909. – Il paraît à M. Paulhan que l’homme souffre d’une contradiction irrémédiable. Individu, il vise nécessairement à sa conservation personnelle et à son développement ; être social, il subit l’action de son milieu qui le discipline et suscite en lui des instincts appropriés au bien de la société et aussi des croyances illusoires destinées à appuyer ces instincts, telles que la foi au Devoir, à l’harmonie de l’intérêt privé et de l’intérêt social, ou encore la foi à la compensation dans une autre existence des sacrifices consentis dans la vie présente. Mais, quand on y réfléchit, on ne voit pas de raison bien sérieuse pour faire céder l’intérêt privé à l’intérêt commun ; on n’attache donc pas plus de valeur intrinsèque au devoir qu’à l’égoïsme. Le devoir n’est plus qu’un fait, une sollicitation plus ou moins pressante née de la vie sociale. On n’y peut même pas voir le début d’une adaptation, douloureuse parce qu’imparfaite, mais plus tard parfaite et bienfaisante, de l’individu à la société, ce qui serait peut-être une raison de s’y prêter. M. Paulhan est bien éloigné de partager l’optimisme de Spencer. L’homme est venu trop tard à la société, alors qu’il était trop individualisé ; et il ne se socialisera jamais absolument. Si maintenant on considère la moralité en elle-même et non plus dans son irréductible conflit avec l’égoïsme, on s’achemine à d’autres désillusions. Cette moralité se révèle incapable de sa fonction. Elle n’est pas seulement variable d’un peuple à l’autre, ce qui n’aurait pas d’importance ; mais elle est multiple, confuse, contradictoire pour un même peuple ; les exigences de la société passée y sont en lutte avec celles de la société présente on future ; les exigences d’un groupe, sous la forme de devoirs professionnels, d’esprit de corps ou d’idéal de classe, y contrarient les exigences d’autres groupes. La morale ne remplit donc pas sa fonction qui serait de maintenir la cohérence sociale. Mieux encore : en exagérant ses exigences, en se donnant comme la valeur suprême, la moralité va à l’encontre du besoin qui l’a fait naître, puisque, créée pour la société, elle tend à se la subordonner.

À quelle conclusion en venir, sinon qu’il ne faut ni se révolter, puisque la moralité est un fait et qu’il faut bien, qu’on le veuille ou non, compter avec la société, ni davantage être dupe des mirages de la conscience morale ? Faire comme tout le monde, ou à peu près, — mais en souriant, en sachant que, considéré absolument, le Devoir et l’intérêt se valent, que ce qui est vertu pour nous serait vice pour d’autres, – voilà la morale de l’ironie. La réflexion surajoute, au moi individuel et au moi social qui nous constituent, un « tiers esprit » qui voit l’irrationalité de l’un et de l’autre et par cela seul en tempère les conflits, sans d’ailleurs pouvoir les résoudre ou même sans y prétendre.

En somme, si nous avons bien compris, ce qui est ici affirmé, c’est l’impuissance de la raison à porter des jugements de valeur et à donner des règles pratiques. La moralité comme jugement ou comme disposition active doit être abandonnée au fait, à l’action des nécessités historiques. Nous en recevons nos obligations dont la raison n’a rien à dire, nous en recevons notre force morale, petite ou grande, sans que nous y puissions rien faire, sinon d’assister en souriant (le sourire est-il donc si indiqué ?) aux victoires ou aux défaites alternantes des forces adverses qui nous constituent.

Ce fatalisme dédaigneux a sans doute de quoi séduire certaines âmes. Mais, pour nous, ce qui nous frappe, c’est qu’il nous paraît réfuter les principes mêmes d’où M. Paulhan a cru pouvoir partir et qui lui sont communs avec tous ceux qui font de la moralité un simple fait d’origine sociale. Si le Devoir est seulement l’exigence sociale et si, hors de cette exigence, les mots de bien et de mal n’ont plus de sens, il est contradictoire de prétendre nous démontrer que nous devons nous incliner devant le devoir social et d’entreprendre de nous en donner des raisons. M. Paulhan est dans le vrai : en une telle doctrine il ne peut pas y avoir de justification rationnelle du devoir. Il s’impose, ou il ne s’impose pas, en fait : comme êtres raisonnables nous ne pouvons que constater, comprendre et laisser faire. Seulement cela, c’est la théorie. En fait, il nous est absolument impossible de ne pas faire de notre raison un usage pratique. Nous éprouvons l’irrésistible besoin de justifier nos actes et de chercher Ce qui vaut mieux, ce qu’il faut faire et de prendre parti entre le moi individuel