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progrès des lumières, et qui ait une valeur internationale. On trouve l’idée exprimée à plusieurs reprises dans les papiers, publiés ou inédits, de Condorcet ; on la retrouve, très fortement marquée, dans ses notes., Les sciences abstraites ont réalisé depuis longtemps l’instrument nécessaire à leur avance ; dans tous les pays, les géomètres s’entendent sur le sens du mot angle ; les physiciens, déjà plus embarrassés, s’efforcent d’arriver à une définition précise du phénomène qu’ils observent. Il n’en est pas de même des sciences morales, de l’économie politique. On se sert partout de certains mots, mais sans en avoir établi préalablement le sens, et l’on discute ainsi, sans pouvoir aboutir. Dans un fragment, Condorcet remarque que l’idée est souvent l’esclave du mot ; notre paresse instinctive nous empêche souvent de pousser l’analyse jusqu’au point nécessaire : nous nous contentons de notions assez vagues ; nous les échangeons entre nous comme des pièces d’assez mauvais aloi, acceptées longtemps par complaisance, mais qu’un examen plus scrupuleux rebute. Nous employons les mêmes termes, et en réalité, nous ne parlons pas la même langue. Comment dans ces conditions, la politique pourrait-elle devenir une science rigoureuse et exacte ? C’est donc à créer ce vocabulaire que Condorcet s’est attaché et il a consacré une partie de ses notes à la critique de quelques notions[1]. Celle qui le préoccupe surtout est l’idée de liberté : le mot est unique, parait simple, l’idée est infiniment complexe. Un peuple qui se dit libre croit l’être, mais il y a bien des façons d’être libres, et certaines libertés sont un véritable servage. La liberté de l’Angleterre telle que la définit Delorme, n’est pas la liberté que réclame la France. Une constitution ne peut convenir à une nation que si elle a pour fondement des idées claires.

D’autre part le fragment que nous publions jette un jour assez éclatant sur une partie de la doctrine philosophique de Condorcet, sur laquelle nous sommes mal renseignés. On a dit souvent que Condorcet était un des fervents de révolution : ça serait tomber dans le défaut qu’il condamne que d’employer ce terme pour caractériser sa pensée. Comme beaucoup de ses contemporains il a cru que l’univers marchait selon un ordre logique et harmonieux vers une fin conforme à sa nature et à ses lois. L’homme qui écrit le « Tableau des progrès de l’esprit humain. » , a fait de cette loi de progrès humain une réalité indiscutable. On pourrait sou-

  1. « La langue de la philosophie, de la morale, de la politique est encore très imparfaite. Je l’ai employée dans ce prospectus telle quelle existe, en évitant avec soin les équivoques que cette imperfection aurait pu provoquer. Dans l’ouvrage, je chercherai souvent a y donner plus de précision, soit en introduisant des expressions nouvelles, soit en fixant l’acception dans laquelle s’emploierait des expressions déjà reçues, mais seulement dans l’intention de me faire mieux entendre, et non dans la vue de proposer une langue nouvelle. Rarement l’explication d’un mot peut être renfermée dans une définition méthodique ; elle exige presque toujours une analyse détaillée ; s’il s’agit de fixer avec précision l’acception qu’on veut donner aux mots "connus sans les détourner de leur sens vulgaire, des discussions philosophiques ou grammaticales deviennent nécessaires. Ces développements devront donc être renvoyés dans les notes. (Condorcet. Œuvres ; Ad. Arago. t. VI, p. 28.)