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ni contradictoire que dans ce processus d’affranchissement la société même eût fourni des armes contre sa propre autorité. Ne voyons-nous pas, par exemple, dans le domaine moral, que la collectivité, pour qui une obéissance volontaire est plus avantageuse, plus sûre, plus économique, que l’usage d’une perpétuelle contrainte, est constamment amenée à encourager une autonomie qui pourra se retourner contre elle ? Ce ne serait pas la seule application de la loi hégélienne ou marxiste suivant laquelle tout système social tend à développer les forces qui le renverseront.

Ainsi soit que nous examinions la genèse de la connaissance au point de vue biologique, soit que nous l’examinions au point de vue social, et que nous y considérions le développement de l’expérience ou celui de la raison, nous arrivons à des conclusions analogues : c’est que la recherche de la vérité et par conséquent la science tend à devenir une fonction distincte et autonome, ayant ses fins et ses lois propres. Contre une telle conclusion, qui n’implique nullement d’ailleurs que la science ait un caractère absolu ni qu’elle puisse être adéquate à la réalité, aucun pragmatisme ne peut rien ; on peut même ajouter, au point de vue pragmatique, que du moment qu’une telle idée s’est formée, elle tendra à se réaliser de plus en plus complètement. Et l’Humanisme, qui n’est qu’un relativisme vaguement rajeuni, aussi tranchant dans ses formules que n’importe quel des dogmatismes qu’il combat, et aussi confus qu’il est tranchant, ne peut rien non plus contre un tel fait : car la question n’est pas de savoir si notre connaissance est indépendante de notre nature pensante, ce qui ne signifierait rien, mais de savoir si notre nature pensante n’est pas de plus en plus indépendante de toute autre fonction, comme nous l’indiquons et comme nous essaierons de l’expliquer, et en particulier de notre nature affective et de notre vie sociale.

Or si nous admettons qu’il en est ainsi, nous nous trouverons bien en présence de la situation que nous définissions au début : la science et la société seront pour l’homme deux termes limites et pratiquement deux absolus irréductibles ; l’Impératif moral, tel qu’il résulte des exigences de la vie sociale, et l’Impératif intellectuel, qui nous présente la vérité comme ayant elle aussi une valeur incommensurable avec toute autre, se trouveront en présence l’un de l’autre. Tous deux, chacun à son point de vue, auront un caractère également catégorique. Car toute fonction distincte a son