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étendue de la réalité, de façon à nous permettre de nous adapter à des réalités de plus en plus éloignées dans le temps et dans l’espace, dont, par suite, l’action directe sur nous est de plus en plus contingente et se réduit à une simple possibilité ? Finalement la connaissance n’atteint sa plus grande utilité que si elle peut être prête à tout usage, sans dépendre par conséquent de la poursuite d’une utilité déterminée et limitée. Cela revient à dire que la seule connaissance parfaitement utile est celle qu’on appelle la connaissance vraie, sans plus. Tout se passe donc comme si la phase pratique de l’évolution de la pensée était purement transitoire et le point de vue pragmatique, s’il peut nous éclairer sur l’histoire de ce développement, ne nous conduit cependant pas à nous faire du terme final une idée sensiblement différente. Un intellectualiste radical pourrait soutenir que tout se passe comme si la possession de la vérité pure était le but dont l’action ne serait que le moyen.

Si maintenant nous considérons de même le rôle qu’une certaine sociologie attribue aujourd’hui à la société dans la formation de la raison humaine, nous arriverons à des conclusions analogues. Admettons un instant que la raison commence par n’être qu’un tissu de préjugés sociaux et de façons de penser imposées par les habitudes collectives. En quoi cela nous éclaire-t-il sur la véritable nature de la raison ? Il est fort possible que l’homme n’ait pu trouver que dans certaines formes de pensée collective une première satisfaction à son besoin de vérité impersonnelle, et que la société ait aidé ainsi la raison à se découvrir elle-même, encore que l’on aperçoive tout aussi clairement les obstacles qu’elle y a apportés ; car si la vie collective a produit dans l’humanité quelque raison, elle y a déterminé aussi bien de la déraison, et des préjugés d’autant plus tenaces et dangereux qu’ils prenaient précisément l’aspect et le vêtement d’une pensée impersonnelle et commune. Mais en pareille matière, comme dans bien d’autres questions, il s’agit beaucoup moins. d’expliquer les origines de la fonction, ce qui revient simplement à en décrire des formes rudimentaires, que d’expliquer tout le mouvement qui aboutit à ses formes supérieures. Or l’évolution qui mène. l’homme à prendre possession de ces formes de rationalité dont les sciences positives sont la mise en œuvre, se produit toujours dans le sens d’une élimination de plus en plus complète de ces préjugés collectifs sous l’action d’une réflexion individuelle de plus en plus forte et de plus en plus indépendante. Et il ne serait pas étonnant