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L. BRUNSCHVICG – la pensée mathématique

dire la séparation radicale de deux formes d’intuition qui paraissaient inséparablement unies dans la notion de l’espace d’une part la représentation de la ligne totale, d’autre part la représentation des parties élémentaires. L’expérience spatiale apprend à passer des parties qui sont données au tout qui est à reconstituer, en juxtaposant un nombre fini de lignes finies ; elle nous enseigne ainsi les lois de la mesure. Mais la réciproque de cette opération, qui semble la plus aisée et la plus naturelle du monde, se trouve n’être pas vraie dans les conditions où les anciens posaient le problème ; il est impossible, en partant de la connaissance d’une ligne donnée et à l’aide d’un procédé aussi simple que la dichotomie, de terminer la résolution en parties élémentaires.

La dissymétrie surprenante qui éclate ainsi au cœur de l’intuition spatiale marque les bornes de la logique des anciens qui appuie toujours le raisonnement sur la nature de l’objet représenté. Aussi le prétendu sophisme de Zénon ne sera-t-il jamais réfuté. Aristote ne comblera pas le fossé creusé par la dialectique de l’éléatisme ; il se contentera d’en parcourir les deux bords. D’un côté, puisqu’il n’est pas possible à l’esprit de parcourir une infinité de termes[1], il professera que la constitution de la science est liée à la position d’une limite. D’un autre côté, à la science en acte de l’univers en acte il opposera la virtualité d’un devenir qui apparaît indéterminé et illimité. De ce dernier point de vue s’expliquent les « locutions toutes modernes » que Moritz Cantor relève chez Aristote « L’infini n’est pas un état stable, mais la croissance elle-même, et le continu c’est la qualité des parties consécutives de posséder l’une et l’autre le même aboutissant par lequel elles se touchent[2] ». Moritz Cantor ajoute « Ne croirait-on pas se trouver en face de l’introduction d’un traité de calcul infinitésimal ? » Seulement il faut bien voir que ces formules ne sont d’aucun usage pour les mathématiques, ni même pour une science positive ; elles appartiennent à un traité de physique qui porte au plus haut point le caractère d’une métaphysique. La divination d’Aristote, qui aurait permis de poser le problème scientifique ; ne sert en fait qu’à montrer l’impossibilité de le résoudre. S’il y a lieu de faire intervenir la pensée d’Aristote dans le domaine de l’infinitésimal, c’est que l’autorité de son génie encyclopédique

  1. Τὰ δ᾽ἅπειρα οὐχ ἔστι διεζελθεῖν νοοῦντα. (Analyt. post., I, 22, 83b, 6.)
  2. Bibliothèque du Congrès international de Philosophie, t. III, 1902, p. 6. Cf. Vorlesungen über die Geschichte der Mathematik, t. I, 3e édition, 1907, p.204.