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L. BRUNSCHVICG – la pensée mathématique

ciens n’ont plus d’hésitation sur la légitimité du calcul, des indivisibles ni sur la vérité de ses conclusions. Que l’on ouvre les Opera Geometrica de Torricelli (1644), le de Dimensione parabolæ et le de Solido acuto hyperbolico, on y verra se mêler à la pitié pour la pauvreté et la stérilité de la méthode des anciens l’enthousiasme pour la méthode nouvelle, « méthode véritable de la démonstration scientifique, apparentée à la nature elle-même » : Verus est demonstrandi modus scientificus, semper directus et ipsi naturæ germanus (p. 94). La fécondité de l’abstraction intellectuelle se manifeste par les conclusions inattendues qui en ressortent. Aux dernières pages de ses Exercitationes[1], Cavalieri avait résolu le problème suivant « Solidum infinite longum æquale finito per Indivisibilia facile exhibere ». A son tour Torricelli reprend la démonstration de Cavalieri « Non solum ipsum Theorema inexcogitatum et, ut ita dicam, paradoxicum erit, sed etiam demonstrandi ratio inusitata, et penitus nova » (p. 6).

Or, chose remarquable, ces paradoxes de la géométrie nouvelle soulèveront la résistance des penseurs qui ont été eux aussi les précurseurs du positivisme, mais peut-être en ce sens surtout qu’ils en ont devancé la défiance systématique à l’égard des théories novatrices. Gassendi multiplie les sarcasmes à l’égard de Cavalieri et de Torricelli, de ces abstracteurs qui se croient tout permis « Profecto proinde, ut suum illud Regnum, in quo tam miranda, jucundaque excogitant, tueantur, id cavent ne aut materiæ quidpiam intermisceant… aut admittant continuum ex indivisibilibus quasi ex quibusdam partibus numero finitis componi[2]. »

Dans les notes de son article sur Zénon de Sidon, Bayle relève l’« observation ingénieuse » de Gassendi et l’exemple qu’il a donné « de la vanité des prétendues démonstrations des mathématiciens », pour en faire un des points d’appui de son scepticisme mathématique. Il y joint de longs extraits de la lettre contre la Géométrie des indivisibles adressée par le chevalier de Méré à Blaise Pascal.

L’article de Bayle, les autorités qu’il invoque déterminent le caractère de la crise que le calcul des indivisibles ouvre dans la pensée du xviie siècle, et dont Pascal a été le théoricien.

Il ne s’agit pas de prendre parti pour ou contre la raison ; c’est, au contraire, après qu’on a rejeté l’idéal scolastique de— déduction uni-

  1. Ex. VII, p. 356.
  2. Phys. Op., 1658, t. I, p. 261