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sociétés, mais aussi dans les fins idéales, religieuses, politiques, esthétiques, morales, sociales, que s’est données l’humanité.

Ces créations ne sont pas de simples déploiements de puissance. Elles visent des principes d’ordre et de bonheur, elles émanent d’une activité substantiellement unie à l’intelligence et au sentiment. Des effets de cette activité le moi conscient est le théâtre, mais une partie du travail qu’elle accomplit, et la source première qui l’alimente, se rapportent à une couche profonde de l’être, caractérisée par cette pénétration intime de la spontanéité et de l’intelligence, que notre réflexion suppose, mais est impuissante à reproduire.

Dans la vie consciente, donc, nous trouvons, non seulement l’être et l’ordre, mais la création. En vain nous prouve-t-on par des arguments abstraits l’impossibilité d’une liberté créatrice. Nous persistons, en fait, à créer librement, dans l’ordre du sentiment, de la pensée, de l’action ; et nous nous rendons compte que la liberté objective et matérielle dont on nous démontre l’impossibilité n’est que la matérialisation imaginaire de la liberté vivante qui est et opère en nous.

S’il en est ainsi, ne serait-ce pas du monde de la conscience qu’émane en réalité ce flot de nouveautés incessantes que la science suppose et qu’elle ne peut expliquer ? La science, en même temps qu’elle s’efforce de soumettre la nature : à la forme de l’intelligible abstrait : eadem sunt omnia semper, reconnaît qu’il lui faudra toujours consulter l’expérience pour savoir dans quelle mesure la nature se conforme effectivement à cette injonction. Or cette condition s’explique, si le monde qu’elle analyse et réduit est, dans sa création, soumis à d’autres lois que les siennes, aux lois de la liberté, une avec le sentiment et l’intelligence vivante.

Ainsi serait enfin, sous l’influence et sous le contrôle de la raison, éliminé du monde le hasard, que la science, malgré qu’elle en ait, y laisse subsister.

Il serait éliminé, au point de vue de la sagesse humaine, par la considération de la vie consciente, laquelle, des lors, par ce rapport même au monde de la science, prouverait, non seulement pratiquement, mais en quelque manière théoriquement, sa réalité, son originalité, son droit un développement autonome.

Émile Boutroux.