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moment historique de la crise d’où est sorti, avec Descartes, « et avec Descartes seul », le véritable humanisme de la sagesse, un instant apparu, pour disparaître aussitôt, à l’époque de Socrate. Pourquoi « Descartes seul » ? Parce qu’avec lui l’intelligence scientifique prend sa valeur positive et essentielle. « Il n’y a pas, chez Descartes, de révolution philosophique à part de la révolution mathématique… Sa méthodologie mathématique fournit à l’idéalisme ce que Platon avait cherché vainement, et faute de quoi l’intelligence des μαθήματα devait se perdre dans le verbalisme des λόγοι » (p. 142). Et voici déclenchée l’impulsion donnée aux esprits par le cartésianisme. Le christianisme tout intellectualiste de Spinoza ramène la pensée religieuse d’Orient en Occident, du Dieu d’Abraham vers le Dieu en esprit et en vérité (p. 188). Le rationalisme catholique trouve en Malebranche un éclatant interprète ; la religion de Leibniz s’achève sur le plan esthétique. Malgré leur génie, ces deux grands représentants de la raison du xviie siècle sont impuissants à restaurer le rêve de l’unité chrétienne, brisé par la Réforme (p. 259). Le xviiie siècle est un siècle d’incertitudes.

La seconde partie de l’ouvrage se subdivise en quatre livres, dont les titres sont assez significatifs pour qu’il soit superflu d’en analyser longuement le contenu : le premier traité de l’évolution de la métaphysique allemande (idéalisme critique et réaction romantique) ; le second, des systèmes inspirés plus ou moins consciemment du déterminisme psychologique (économistes du xviiie siècle, Adam Smith, Helvétius, Bentham, James Mill et Stuart Mill, Taine, Ribot) ; le troisième, des synthèses sociologiques et des philosophies du progrès, de Montesquieu à Durkheim et Lévy-Bruhl ; le quatrième, de la philosophie de la conscience (de Condillac à Bergson, en passant par Maine de Biran, Cousin, Ravaisson, Renouvier, Lachelier, Hamelin, Lagneau, Cournot, Boutroux, Amiel). Enfin, les deux derniers chapitres, relatifs aux conditions du progrès spirituel et à la conscience religieuse, exposent les conclusions de cette vaste enquête.

Aux yeux de M. Brunschvicg, le progrès de la conscience ne s’est accompli, semble-t-il, qu’au prix de luttes incessamment renouvelées contre le dogmatisme de la transcendance et la tyrannie des idoles du verbalisme de la Raison. Au xviiie et au xixe siècles, malgré de vigoureuses poussées vers l’affranchissement, l’idéalisme vrai a été continuellement compromis par des retours au réalisme desséchant. Mais, au xxe siècle, la science positive a enfin trouvé — ou retrouvé — la pleine conscience de la liberté de ses démarches ; le rapport de la science à la conscience s’est trouvé comme retourné par la transformation de l’idée fondamentale que les savants s’étaient faite jusqu’alors de la connexion entre la mathématique et la physique. C’est dans cette révolution des sciences exactes — et ici, c’est surtout à la théorie de la relativité que l’auteur fait allusion — qu’il faut chercher le modèle et le principe de la notion adéquate du progrès spirituel. « La spiritualité de la civilisation moderne repose sur le nouveau type, sinon d’intelligence, du moins de pensée, que la science a mis en œuvre et dont on peut dire qu’il est au réalisme conceptuel d’un Zénon d’Élée ou d’un Aristote ce que la sympathie intellectuelle est à la sympathie instinctive » (p. 688). C’est au moment où éclatent les vieux cadres, « où disparaît le mirage de la certitude synthétique qu’apparaît la vérité progressive de l’analyse » (p. 781). Faisons profit de l’exemple donné par la réflexion scientifique pour nous éclairer au sujet du progrès moral et du progrès religieux. Pour le pragmatisme d’un William James, encore apparenté à la mentalité primitive, le Dieu immanent de la conscience contemporaine n’est qu’un « idéal abstrait ». Il en sera toujours de même tant qu’on rêvera d’une religion transcendante à la vérité de la philosophie, en même temps que d’une philosophie transcendante à la vérité de la science. Le sort futur de l’homo sapiens dépendra de l’énergie avec laquelle il saura surmonter les contradictions entre transcendance et vérité, entre « participation à l’être » et « participation à l’un ».

Cette conception de l’idéal humain, M. Brunschvicg l’avait déjà indiquée et même largement esquissée dans ses travaux antérieurs. Cette fois, il la développe dans toute son ampleur avec une autorité impressionnante, en l’appuyant à l’histoire de la pensée occidentale envisagée sous tous ses aspects et dans ses divers, plans de conscience. Certaines condamnations du passé, peut-être trop sévère, certaines appréciations de doctrines, un peu troublantes par leur allure paradoxale, appelleraient des réserves. Mais, ceci dit, il nous plaît de constater qu’on n’a jamais dénoncé et combattu l’esprit de système avec plus de vigueur, de largeur