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perdurabilité, se trouve ici intensifié. Tous les objets du monde extérieur que nous connaissons se modifient dans le temps et par l’action du temps, nous en avons la conviction immédiate et absolue, cette conviction faisant d’ailleurs partie intégrante de notre concept du temps lui-même. Mais la masse, la force, l’énergie persistent, elles sont entièrement indépendantes de l’action du temps.

Nous pouvons confirmer les résultats que nous venons d’acquérir par une autre voie encore. La perdurabilité, si elle est le trait distinctif le plus apparent des objets crées par le sens commun, par rapport à nos sensations, n’est pourtant pas le seul, ni peut-être même le plus important. Une autre distinction, au moins aussi essentielle, semble-t-il, apparaît nettement si nous nous référons aux considérations de quantité. Le monde du sens commun, nous l’avons vu, est en partie qualitatif ; mais en partie seulement : pour tout ce qui a trait à l’espace et à l’occupation de l’espace,il nous apparaît nettement quantitatif, les expressions: une perche ou une sphère deux fois plus grande qu’une autre ont un sens fort net pour tout homme. Or, il est certain que notre sensation immédiate ne peut être que purement qualitative.

C’est une remarque qui a été faite bien souvent et que nous pouvons confirmer par quelques analyses fort simples. La sphère «de grandeur double» nous donnera-t-elle, à la vue et au toucher, une sensation double? Il est évident au contraire que toute sensation ne peut être que simple; dans le cas de deux sphères, les deux sensations se distingueront uniquement par la qualité, elles seront semblables sans être identiques, à peu près à la manière de deux nuances d’une même couleur. De même une perche de six mètres ne donne pas une image visuelle double d’une perche de trois mètres, mais une image analogue.

On peut pousser plus loin encore et remarquer que non seulement la grandeur spatiale, continue, mais même la grandeur discrète, le nombre, apparaît souvent à la sensation immédiate comme purement qualitative. A supposer que cent hommes passent à la file devant mes yeux, j'aurais évidemment cent images distinctes et successives. Le cas sera encore le même s'il s'agit de cent soldats rangés en file et si j'arrête mon regard sur chaque soldat en particulier. Mais si, rapidement, j ’embrasse la file d'un coup d’oeil unique, j ’aurai une seule sensation, celle que je désigne précisément par ce terme file de soldats; et si cent hommes sont placés ensemble, sans ordre particulier, ils me donneront la sensation d'un attrou