Page:Revue de métaphysique et de morale, 1935.djvu/24

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne sauraient l’être et ne doivent pas l’être. Le langage de la ne sauraient l’être et ne doivent pas l’être. Le langage de la pensée est impropre à traduire et à rappeler les sentiments. Il ne répond pas au même besoin, il ne remplit pas la même fonction. Il est précis, il a « une valeur fixe ». « La langue des sensations et, en général, du sentiment » ne saurait avoir ces caractères ; elle est au contraire « molle et incertaine ».

Non seulement elle « n’a pas besoin de précision pour être à peu près entendue », mais encore elle s’accommode très bien du vague et de l’indétermination, et retire quelquefois de là ses plus grands effets ; il n’est point, enfin, au pouvoir de l’homme de lui donner quelque fixité : ici toute mesure, tout module constant lui échappe. Et comment le signe conserverait il, en effet, quelque valeur fixe, lorsque la chose exprimée varie sans cesse ? Supposons, par exemple, que l’on attache un nom à une odeur, une saveur, à une sensation simple quelconque, cette modification, agréable dans sa nouveauté, devient indifférente ou déplaisante par l’habitude : ce n’est donc plus la même, et cependant on lui conserve le même nom. Un vieillard se servira des mêmes termes pour exprimer ces sentiments, ces plaisirs qu’il goûta dans la fraîcheur de ses organes : croit-on que les signes aient toujours pour lui la même acception ? C’est donc par un jugement bien illusoire que nous transportons l’identité du signe et la fixité des circonstances perceptibles associées à la modification qui n’est plus. — Si nous nous bornions donc à parler de ce que nous avons senti, nos expressions seraient toujours ou à peu près vides, ou du moins très vagues, ou définies et indéfinissables.

C’est donc un véritable abus de langage que de traduire les sentiments dans la langue des idées ; on n’arrive ainsi qu’à les trahir et à les déformer : on donne une forme arrêtée, rigide et précise à ce qui par nature est vague, insaisissable et fuyant. Le sentiment se dérobe au langage ; il faudrait, pour l’exprimer, un langage exprès. Ce langage existe ; c’est la musique.

Elle pénètre, dit Mme  de Staël, bien plus avant dans les affections de l’âme ; il semble qu’elle nous exprime les sentiments indéfinis, vagues et cependant profonds que la parole ne saurait peindre.

L’exemple de la musique, forme particulière et éminente du langage des sentiments, peut nous servir à comprendre ce que vaut un tel langage, pour la fixation et le rappel des sentiments, et en quoi il diffère, sous ce rapport, du langage des idées. Ces deux langages sont d’abord distincts et d’autant plus parfaits, chacun en son genre, qu’ils ne se mêlent point et gardent leurs attributions propres. « Les signes qui excitent le sentiment sans réveiller dans l’imagination des idées directes ou déterminées sont ceux qui ont le plus d’empire. » Ces signes, Maine de Biran les appelle « vagues », vagues, non point en tant qu’inadéquats, mais, au contraire, parce qu’adéquats à-leur objet, vagues comme le senti-