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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

On échappe aisément à toutes ces difficultés pourvu qu’on veuille bien ne pas oublier ce qui a été démontré dans les deux premières parties de l’Éthique, à savoir qu’il n’y a qu’une seule substance ; que la pensée et l’étendue sont deux attributs de la substance, c’est-à-dire deux manières de la considérer et rien de plus ; que, du moment qu’un être existe, il est à la fois un corps, si on le considère sous l’attribut étendue, et une âme si on le considère sous l’attribut pensée, et que cette âme et ce corps sont une seule et même chose ; que, pareillement, ce n’est que par abstraction que l’on peut considérer dans l’âme des facultés, et que l’âme est une et indivisible ; qu’elle ne contient point de partie inférieure, où habiteraient la joie et la tristesse, ni de partie supérieure, où l’on trouverait des idées et une volonté. La joie de Pierre ne peut être alors autre chose que toute l’âme de Pierre, considérée seulement sous le rapport de l’agréable et du désagréable ; et, puisqu’il n’y a point dans l’âme de parties ni de hiérarchie, il faut bien que l’agréable et le désagréable soient identiques au bien et au mal, et par suite que la joie soit la même chose que la perfection. Je dis la même chose que la perfection, et non pas du tout la conséquence nécessaire de la perfection, car il faudrait pour l’entendre ainsi, supposer une partie de l’âme qui serait plus ou moins parfaite, pendant qu’une autre partie serait plus ou moins joyeuse.

Tel est le sens de la définition bien connue : Lætitia est hominis transitio a minore ad majorem perfectionem ; ou encore : Per Lætitiam in sequentibus intelligam passionem qua Mens ad majorem perfectionem transit. Cette seconde définition est plus surprenante au premier abord que la première, mais elle est aussi plus claire, si l’on y réfléchit. La joie est « une passion par laquelle l’âme passe à une plus grande perfection » ; ce qui ne veut pas dire que la joie nous conduise à la perfection, mais simplement qu’elle n’en est pas distincte, et que la même chose, que j’appelle passage à une plus grande perfection, si je fais attention à la puissance d’agir de l’être considéré, je l’appelle joie si je fais attention à la capacité qu’il a d’être heureux ou malheureux.[1]

Certaines démonstrations de la quatrième partie de l’Éthique doivent nous familiariser avec cette idée que loin de régler notre tristesse ou notre joie d’après l’opinion que nous avons du mal et du

  1. V. aussi dém. prop. 41, p. 4 : Lætitia est affectus quo corporis agendi potentia argetusu, vel juvatur…, etc.