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E. CHARTIER. — sur la mémoire.

se répètent souvent, et si, sans s’accorder avec les autres, elles s’accordent entre elles, il est naturel qu’elles soient réunies en un système distinct et cohérent, c’est-à-dire en un moi.

Toute maladie grave, en modifiant les désirs, les sentiments, les projets, altère nécessairement la personnalité ; le malade dit souvent qu’il ne se reconnaît plus. Un système d’actions nouvelles se constitue, qui n’ont avec les actions antérieures qu’un rapport souvent difficile à saisir : le malade aime ce qu’il n’aimait pas, n’aime plus ce qu’il aimait, renonce à ses projets les plus chers, et en forme d’autres. Il lui faut par suite un effort d’attention pour relier cette vie nouvelle à la précédente. Ce dédoublement du moi, cette naissance d’un moi nouveau, est principalement accusée dans les maladies générales du système nerveux, parce qu’alors un trouble profond est apporté dans toutes nos manières de sentir ou de réagir, d’où dépendent nos opinions sur les choses et sur nous-mêmes. Nous ne sentons plus notre corps comme nous le sentions autrefois ; notre caractère est, par suite, changé ; c’est une vie nouvelle qui commence, et il arrive souvent que le malade ne peut la relier à l’ancienne. En présence de cette absurdité il déclare qu’il est mort, ou qu’il est autre. Ce cas extrême n’est que l’exagération des inquiétudes passagères que produit tout changement profond dans notre manière de vivre. Tantôt le malade arrive à rattacher l’un à l’autre les fragments de sa vie brusquement coupée en deux ; tantôt cette synthèse ne peut être faite, soit parce que le malade manque d’intelligence, soit parce que la modification de son être est trop subite et trop profonde. Le trouble nerveux n’est, on le voit, qu’un des facteurs des maladies de la personnalité, et, à parler exactement, que leur occasion. La véritable cause de ces maladies, c’est l’impossibilité où nous sommes de nous comprendre nous-même comme un ; c’est une intelligence insuffisante de nous-même.

Le sommeil est toujours une interruption dans notre vie personnelle. Sans doute en rêve je suis toujours moi ; mais cela vient de ce que je ne puis considérer comme un rêve mien que le rêve dans lequel je suis moi ; tout autre rêve sera considéré par moi comme une fiction que je construis actuellement, puisqu’il ne saurait, par définition, être reconnu par moi comme un souvenir. Le sommeil est proprement caractérisé par une interruption temporaire dans la suite de nos souvenirs, c’est-à-dire par la suppression du moi ; il n’est pas autre chose que cela ; car, cette condition étant réalisée, nous pou-