reliée mécaniquement aux autres, pourra faire partie du moi. Par conséquent, si l’on suppose que l’existence d’un homme soit changée à un certain moment sans que pourtant ses souvenirs cessent d’être évoqués, les souvenirs de cette vie nouvelle qui commence devront, d’après les empiristes, « se souder » aux images précédentes, même contre toute vraisemblance, même en dépit de la raison : il y aura une absurdité dans le moi, mais il n’y aura pas deux moi. Si au contraire le moi est une unité rationnelle, l’absurde doit en être exclu ; par suite, si aucun lien rationnel ne peut être établi entre certains souvenirs et certains autres, la pensée sera bien forcée de construire deux systèmes au lieu d’un. Le dédoublement du moi résulte, comme on le voit, d’un besoin que nous avons de la vérité, c’est-à-dire de la cohérence, de l’unité ; notre moi n’est vrai pour nous que dans la mesure où il est un. Un moi que l’on serait obligé de diviser en plusieurs groupes ne serait plus un moi, mais plusieurs moi, et la pensée de l’un d’eux n’impliquerait pas, mais au contraire exclurait la pensée de l’autre comme vrai. Ainsi, non seulement un même être pensant pourra avoir plusieurs moi, mais encore il n’en aura jamais consciemment qu’un à la fois, les autres se réduisant pour celui-là à des biographies fantaisistes semblables à celles que les romanciers savent imaginer.
Il nous est aisé aussi de prévoir dans quels cas principaux l’altération ou le dédoublement du moi pourront se produire. D’abord il est clair que cette idée extérieure et, comme matérielle du moi, dont nous avons parlé, est quelque chose de fragile. Si tous ceux qui nous connaissent s’entendaient de façon à nous prendre pour un autre ; si, par quelque machination, les miroirs nous renvoyaient les traits de cet autre, nous risquerions fort de changer de personnalité, si nous n’avions pas une notion très nette de notre moi véritable, c’est-à-dire de l’unité systématique de notre vie. C’est pourquoi il est presque toujours très facile de changer par suggestion le moi d’un sujet, pendant qu’il dort.
Mais, de plus, cette unité elle-même peut être rompue pour bien des raisons. Il arrive quelquefois que nous faisons involontairement et comme automatiquement des actions qui nous paraissent tout à fait contraires à ce que nous croyons être notre caractère, c’est-à-dire à nos volontés habituelles ; de telles actions rompent l’unité de nos souvenirs : nous ne nous reconnaissons plus en elles ; il nous semble que ce soit un étranger qui les ait faites. Si de telles actions