Page:Revue de métaphysique et de morale, 1899.djvu/570

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
570
REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

Quand nous pensons à nous, il arrive souvent qu’au lieu de nous représenter la série intelligible de nos actes volontaires, nous imaginons simplement le visage que nous croyons avoir, les vêtements que nous portons, une attitude qui nous est habituelle, le tout dans le lieu ou les lieux que nous fréquentons, faisant certains mouvements et prononçant certaines paroles. Le plus souvent cette image que nous nous formons de nous-mêmes n’est pas d’accord avec l’image que les autres se forment de nous ; presque toujours nous embellissons notre propre portrait et nous le retouchons d’après nos préférences ; mais, en tout cas, ce qu’il faut remarquer, c’est que nous nous représentons nos propres actions comme nous pourrions nous représenter celles d’un étranger.

De cette représentation artificielle du moi résulte une reconnaissance beaucoup plus facile que celle qui suppose l’analyse de nos souvenirs. Chacun de nos souvenirs contient alors notre propre image, et cela suffit pour nous permettre de reconnaître ces souvenirs comme nôtres. Se rappeler qu’on a habité une certaine maison, c’est se voir soi-même dans cette maison, sortant ou entrant, assis ou couché, etc. En somme nous nous représentons la suite de nos souvenirs, comme nous ferions la biographie d’un personnage quelconque. Seulement ce personnage porte le nom par lequel on nous désigne, le nom auquel nous répondons. Cela nous dispense de chercher par quel lien intelligible chacun de ces souvenirs se rattache à notre présent, et comment il y est impliqué. La continuité réelle de notre vie est remplacée par la permanence d’un nom, d’un visage, d’une forme, permanence que le témoignage de nos semblables, qui nous reconnaissent et nous nomment, nous garantit à chaque instant. Cette conception tout extérieure de nous-même nous est particulièrement nécessaire lorsque nous voulons reconstituer nos souvenirs les plus anciens. En effet, comme nous n’avions pas alors de volonté réfléchie, ces premiers souvenirs ne sauraient être, par rapport au moi réel, que des réminiscences, au sens propre du mot. Seulement, d’après le témoignage de ceux qui nous ont connu enfant, nous pouvons en faire des souvenirs artificiels, dont chacun est habité par une image plus ou moins précise qui porte notre nom.

Beaucoup de personnes, en particulier celles qui font peu d’usage, de leur volonté, n’ont de leur moi véritable, c’est-à-dire de l’organisation systématique de leurs souvenirs, qu’une idée très vague, et se