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E. CHARTIER. — sur la mémoire.

taires se trouvent mêlées aux décisions du négociant et du père de famille. Aussi les trois groupes de souvenirs sont-ils aisément réunis en un seul. S’il arrivait qu’une action du soldat, par exemple une tentative d’assassinat, ne pût se rattacher d’aucune manière au groupe déjà formé, le négociant n’en serait point surpris, attendu que l’image d’une telle action lui apparaîtrait alors, et justement pour cela, comme une fiction extravagante, et non point comme un souvenir.

On voit, d’après ce qui précède, que l’idée du moi exige toujours, pour être construite, un certain effort de réflexion. Aussi remplaçons-nous presque toujours l’idée naturelle du moi par une représentation qui n’en est que le signe et le symbole. Il se passe dans ce cas pour le moi ce que nous avons déjà constaté au sujet du temps : le temps subjectif, qui demande, pour être construit, un effort de réflexion, est remplacé, pour la plupart des hommes, par un temps objectif, matérialisé, chose parmi les choses ; nous attribuons une durée aux choses, et nous apprécions notre propre durée de la même manière que nous apprécions celle des choses. Il en est de même pour le moi : lorsque nous en sommes venus à concevoir qu’il existe d’autres moi que notre moi, nous identifions notre moi à ceux que nous connaissons, et nous prenons l’habitude de nous représenter nous-mêmes à nous-mêmes, comme nous nous représentons nos semblables.

Or, qu’y a-t-il dans l’idée que nous avons d’un de nos semblables ? Il y a un corps animé, d’une certaine grandeur, d’une forme déterminée et caractéristique, ayant une certaine attitude ; un visage possédant des traits distinctifs ; de certains vêtements ; un certain chapeau ; de plus, certaines actions familières, dans des lieux déterminés ; un nom propre ; un certain son de voix ; des locutions habituelles. En un mot ce que je connais d’une personne différente de moi, c’est une certaine chose, que je reconnais à certains signes, que je nomme, et qui est son corps. Les autres personnes nous connaissent de la même manière que nous les connaissons : elles savent nous reconnaître, nous nommer, nous décrire. Comme nous apprenons par différents moyens, et principalement par les miroirs, à nous représenter plus ou moins exactement la forme corporelle que les autres appellent nous, et sous laquelle ils nous reconnaissent, bien plus qui est tout ce qu’ils connaissent de nous, cette forme devient, pour nous comme pour les autres, le signe de notre moi.