ou « moi » suffit à désigner ce que nous étions et ce que nous sommes devenus. Dans les opinions les plus opposées et dans les actions les plus différentes nous reconnaissons le même homme. Qu’est-ce que ce moi qui, tout en changeant sans cesse, reste ou doit, rester toujours identique à lui-même ?
Dans tout changement, ainsi que dit Aristote, il y a quelque chose qui reste, sans quoi il n’y aurait pas changement, mais anéantissement. Ce qui reste sous le changement, c’est-à-dire, ce qui change, n’est aucune des qualités ou propriétés de ce qui change, mais bien autre chose qui possède ces qualités ou propriétés. Cet autre chose s’appelle la substance. D’où l’on pourrait être conduit à penser que le moi est une substance. Sans discuter point par point la doctrine du moi substantiel, que beaucoup d’hommes honorables essayent aujourd’hui d’étayer de raisons empruntées à la morale vulgaire, il nous suffit de remarquer que l’idée d’une substance qui serait le moi ne résout point, du tout la difficulté qui nous occupe, attendu qu’une substance ne saurait en aucune manière être connue intuitivement ; nous ne connaissons intuitivement que des propriétés ou qualités ; quant à la substance, elle est connue discursivement ou par raisonnement. Socrate de non musicien devient musicien. Qu’est-ce qui devient musicien ? Ce n’est assurément pas non musicien, puisque non musicien et musicien s’excluent. Est-ce quelque autre qualité de Socrate, comme blanc, par exemple ? Non ; car les changements possibles pour le blanc sont tous compris entre ces deux extrêmes : non blanc et blanc pur, et il est clair qu’aucun des degrés compris entre ces extrêmes n’est musicien ; le blanc ne saurait donc ni être, ni devenir musicien. Le même raisonnement s’applique à toutes les qualités ou propriétés de Socrate. Donc ce qui de non musicien devient musicien, ce qui reste sous le changement quand Socrate change, ce n’est rien de ce qui peut être connu comme propriété ou qualité de Socrate ; c’est un résidu auquel le raisonnement seul peut conduire. Or le changement de nos idées, comme tout changement, suppose bien quelque substance. Mais, outre que cette substance est nécessairement la pensée impersonnelle, et non pas du tout le moi, elle ne peut en tout cas être connue, directement et intuitivement par tous les hommes, ni à plus forte raison être reconnue, ainsi qu’ils connaissent et reconnaissent leur moi. Laissons donc aller ce prétendu moi substantiel, dont les plus sagaces parmi les empiristes ont fait depuis longtemps justice, et examinons comment se forme cette représentation,