qui, par surcroît, nous fait durer. Penser ou avoir conscience c’est fonder quelque chose pour toujours, malgré l’écoulement et l’écroulement de tout. Nous ne pensons jamais sans affirmer la vérité de notre pensée, sans affirmer qu’elle ne doit pas changer, qu’elle doit se recommencer ou pour mieux dire se continuer de la même manière. Par suite toute pensée tend à se recommencer indéfiniment ; et, comme la tendance ne saurait être que l’action ignorée, toute pensée, doit-on dire, se continue indéfiniment. L’habitude, par laquelle la pensée conserve, est donc une action continue, dont les manifestations dans la conscience sont seules intermittentes ; car si le corps dort ou se réveille, la pensée, elle, est toujours en acte, puisque la science que l’on possède n’est ni moins parfaite ni moins vraie lorsque l’on n’y pense pas qu’au moment même où on l’acquiert.
Il faut voir maintenant comment ces principes s’accordent avec ce que l’on dit communément de l’habitude. C’est un lieu commun que la répétition de l’action fortifie l’habitude. Mais cette idée que l’habitude peut être plus ou moins forte est tout à fait confuse : l’acte n’est rien s’il n’est acte ; la force de l’habitude ne paraît donc être autre chose que son existence même. Comment expliquer alors que la répétition fortifie l’habitude ?
Si l’on suppose un être simple qui ne soit capable que d’une seule action, l’habitude ne saurait consister pour lui que dans la continuité de cette action, et on ne pourra pas dire que cette habitude soit plus ou moins forte : elle sera ou ne sera pas. Donc, quoique l’habitude soit ici présente et visible, l’observateur refusera de la reconnaître pour cette puissance obscure et redoutable qui tantôt sommeille et tantôt s’éveille, tantôt n’agit pas et tantôt agit. Mais notre pensée est capable d’actions multiples et différentes. Tantôt ces actions se supposent l’une l’autre, comme l’affirmation qu’un triangle a un angle droit et l’affirmation que ce même triangle a deux angles aigus complémentaires ; tantôt elles sont indépendantes, du moins en apparence, comme l’affirmation que l’or est ductile et l’affirmation que l’homme est mortel ; tantôt elles s’excluent ou tout au moins se limitent et se contrarient l’une l’autre, comme l’affirmation que l’homme est mortel et l’affirmation que l’homme est immortel. Si une pensée ainsi complexe affirme que l’homme est mortel, elle l’affirme indéfiniment ; cette affirmation est indestructible et fait désormais partie de son être. Si la même pensée affirme que l’homme est immortel, cette nouvelle affirmation,