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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

jours une volonté favorisée ou contrariée, et la conception nette d’un avenir. C’est parce que j’ai craint le châtiment en commettant la faute que le souvenir du châtiment est nécessairement postérieur à celui de la faute.

Il résulte de là que la localisation dans le temps ne se fait pas seule ; qu’elle suppose un effort de l’esprit pour organiser des images évoquées ; qu’elle suppose un désir d’expliquer les unes par les autres, en les plaçant dans un certain ordre, des images évoquées dans un ordre quelconque.

On voit d’après ce qui précède que le temps se présente à notre souvenir sous la forme sensible d’une suite d’actions réfléchies, c’est-à-dire de distances parcourues volontairement : la représentation du temps éveille donc elle-même l’idée de grandeur, et la mesure du temps se fait naturellement, comme la mesure de l’espace, d’après le nombre des événements différents et notables qui le remplissent. Seulement, tandis que dans l’espace la distance, même aussi vide qu’on puisse la concevoir, subsiste néanmoins devant nos yeux, dans le temps, que nous construisons nous-mêmes sans subir aucune nécessité extérieure, les distances que nous ne pouvons pas remplir par des souvenirs notables tendent à s’annuler ; c’est pourquoi, quand nous ne changeons pas et quand rien ne change pour nous, ce temps pendant lequel il ne s’est rien passé ne compte pas dans nos souvenirs ; et, comme dit Aristote, ceux qui dormirent pendant cent ans à Sardes n’avaient, à leur réveil, aucune notion du temps écoulé, parce qu’ils n’avaient point perçu de différences c’est-à-dire parce qu’ils ne pouvaient rapporter à ce temps aucun souvenir notable.

L’évaluation que chacun fait du temps dépend donc uniquement de lui, et elle lui est personnelle. Le temps n’a par suite aucune mesure vraie. Deux hommes qui disent en se quittant, l’un « notre conversation a été courte » et l’autre « notre conversation a été longue », ont raison tous les deux. Pourquoi, en effet, préférerait-on l’opinion de l’un à celle de l’autre ? Les papillons éphémères, qui naissent, grandissent, se reproduisent et meurent en un jour, pourraient, s’ils avaient une idée du temps, considérer leur vie comme très longue, puisqu’elle est complète.

Le temps serait ainsi quelque chose de subjectif ; les idées de temps ne pourraient être comparées les unes avec les autres ; et il n’y aurait point de mesure du temps, c’est-à-dire point de temps vrai qui permettrait de rectifier nos appréciations erronées sur le temps.