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E. CHARTIER. — sur la mémoire.

que je préfère passent avant les autres ; ce qui revient à dire que l’idée d’avant a pour condition nécessaire une préférence, c’est-à-dire une volonté. Le temps n’est que la traduction de nos préférences réfléchies ; il suppose pour être construit la vie supérieure de l’esprit et l’exercice de la volonté.

On conçoit alors qu’un rapport d’antériorité et de postérité puisse exister entre des choses qui ne se précèdent point naturellement les unes les autres ; il suffit pour cela que les raisons que j’ai eues de les vouloir gardent à mes yeux leur valeur ; les images sont alors rangées aussi aisément que des propositions de géométrie, et il devient aussi absurde de placer l’image d’un voyage avant l’événement qui en a été la raison que de placer l’étude du tronc de pyramide avant l’étude de la pyramide. On voit que le temps a pour conditions l’éternité de certains rapports, c’est-à-dire l’exercice de la raison. Localiser des images dans le temps, c’est juger qu’une image précède rationnellement une autre image, c’est-à-dire que la seconde ne saurait s’expliquer sans la première ; l’ordre que nous mettons entre les événements est donc toujours un ordre de dépendance rationnelle par rapport à notre volonté, qui n’a pu concevoir le second comme à venir qu’après le premier. Par exemple l’image de leçons d’allemand prises en France est antérieure à l’image d’un voyage que j’ai fait en Allemagne, si l’image de ces leçons d’allemand enferme la volonté de visiter l’Allemagne.

C’est donc la volonté qui crée le temps ; ce sont les raisons durables d’une volonté réfléchie qui le conservent. L’ordre irréversible du temps ne peut résulter de l’ordre réversible de l’espace ; on ne peut concevoir un ordre irréversible qu’entre une volonté et sa réalisation.

Aussi voyons-nous qu’en dehors du secours artificiel du calendrier, les événements qui n’ont pas de rapport avec la volonté réfléchie ne sont pas localisés dans le temps. Tels sont les actes que l’on recommence périodiquement, et comme machinalement : un repas, une promenade habituelle, l’acte de lire le journal. Tels sont aussi les souvenirs de la première enfance, qui peuvent être très nets en eux-mêmes, mais dont la localisation ne nous est possible qu’avec le secours de nos parents. Nous ne sommes capables de localiser naturellement des souvenirs que lorsque nous pouvons apercevoir entre eux une dépendance intelligible, comme il arrive pour une faute et sa punition, pour une colère et ses effets, etc., ce qui suppose tou-