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E. CHARTIER. — sur la mémoire.

D’autant qu’il serait possible, si l’on examinait toutes les pensées qui viennent en l’esprit du géomètre, et qu’il sait avoir, comme l’idée de marcher, de manger, ou d’élever des enfants, de montrer en quoi toutes ces idées, si éloignées en apparence des idées de la géométrie, sont pourtant bien des idées de géomètre, c’est-à-dire comment la géométrie tout entière y est impliquée sans qu’il s’en doute.

Que d’ailleurs les idées puissent s’impliquer, c’est-à-dire se supposer et s’enfermer les unes les autres, c’est ce que montrent bien les propositions mathématiques ; il est impossible de penser à un prisme triangulaire sans penser en même temps au triangle, au plan, à la droite, au point. De plus il faut bien que l’idée qui nous est présente implique toutes nos idées, car il est impossible d’avoir une idée sans la penser continuellement tant qu’on l’a. D’où l’on voit que ce que l’on sait est conservé non point dans quelque lieu caché, comme le cerveau ou quelque autre organe, mais dans l’idée quelle qu’elle soit à laquelle nous pensons présentement. Tout ce qui est pensé, c’est-à-dire affirmé comme vrai, est, par définition, indestructible, et par suite doit se retrouver dans chacune de nos pensées, de telle façon qu’au moment même où nous croyons n’y pas penser, il faut pourtant bien que nous y pensions. Dire que la pensée affirme le vrai, c’est dire par là même qu’elle conserve ; et, comme la destruction est la loi des choses, de même la conservation est la loi de la pensée.

Si l’on demande donc où sont nos souvenirs lorsque nous n’y pensons pas, il faut dire qu’ils sont dans notre pensée actuelle, en ce sens que, si nous ne pensions pas à eux, nous ne pourrions pas avoir cette pensée actuelle telle que nous l’avons. Il suit de là que la recherche des souvenirs est toujours une analyse méthodique du présent, un travail de réflexion. Si un souvenir nous apparaît comme ayant été conservé, ce ne peut être que parce que nous nous assurons qu’il n’a jamais cessé d’être présent pour nous, d’être comme un organe indispensable de notre pensée actuelle. Si conserver veut dire quelque chose, il signifie : avoir présent comme idée ce qui est passé comme chose, c’est-à-dire avoir assigné et assigner encore à ce qui n’était d’abord qu’un événement, une raison d’être indestructible. Autrement il faudrait dire que le souvenir d’un événement qui n’est plus n’est rien de plus que cet événement même, qui justement n’est plus, ce qui est impossible. Aussi Platon ne disait-il rien de