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par une volition qui regarde l’idée du moyen comme impliquée dans celle du but. D’autre part, si l’esprit passe d’un jugement à un autre jugement plus complexe, d’une volition à une autre volition plus compréhensive, c’est parce qu’à force de se répéter mentalement, par cette double forme d’imitation de soi-même qu’on appelle mémoire ou habitude, un jugement se pelotonne en notion, fusion de ses deux termes devenus soudés et indistincts, et une volition, un dessein, se transforme en réflexe de moins en moins conscient. Par cette transformation inévitable — qui s’opéré en grand, socialement, sous les noms respectes de tradition et de coutume — nos anciens jugements sont aptes à entrer comme notions dans la substance d’un jugement nouveau, nos anciens desseins dans celle d’un dessein nouveau. De la plus basse à la plus haute opération de notre entendement et de notre volonté, ce procédé ne change pas ; et il n’est pas de découverte théorique qui soit autre chose que la jonction judiciaire d’un attribut, c’est-à-dire d’anciens jugements, à un nouveau sujet, comme il n’est pas de découverte pratique qui soit autre chose que la jonction volontaire d’un moyen, c’est-à-dire d’une ancienne fin voulue pour elle-même, à une nouvelle fin. Par cette alternance, à la fois si simple et si féconde, de changements inverses, qui se succèdent indéfiniment, le jugement ou le but d’hier devenant la simple notion ou le simple moyen d’aujourd’hui qui suscitera le jugement ou le but de demain, destiné lui-même à déchoir à son tour en se consolidant, et ainsi de suite ; par ce rythme social, aussi bien que psychologique, se sont élevés peu à peu tous les grands édifices de découvertes et d’inventions accumulées qui provoquent notre admiration : et nos langues, et nos religions, et nos sciences, et nos codes, et nos administrations, et, certes, notre organisation militaire, et nos industries, et nos arts.

Quand on considère une de ces grandes choses sociales, une grammaire, un code, une théologie, l’esprit individuel paraît si peu de chose au pied de ces monuments, que l’idée de voir en lui l’unique maçon de ces cathédrales gigantesques semble ridicule à certains sociologues, et, sans s’apercevoir qu’on renonce ainsi à les expliquer, on est excusable de se laisser aller à dire que ce sont là des œuvres éminemment impersonnelles, — d’où il n’y a qu’un pas à prétendre avec mon éminent adversaire, M. Durkheim, que, loin d’être fonctions de l’individu, elles sont ses facteurs, qu’elles existent indépendamment des personnes humaines et les gouvernent despotiquement