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P. LACOMBE. – DU COMIQUE ET DU SPIRITUEL. 587

« Voici ce que je répondrais Madame, je suis heureux que le ciel ait enfin béni notre union. Soignez votre santé, j’irai vous faire ma cour ce soir. » Sauf erreur, il me semble que nous sommes à présent dans ce cas où l’on feint un caractère, des façons de penser, de sentir qu’on n’a pas, qui contrastent gaiement avec ce qu’on est en réalité. Dans la bouche de Lauzun, tel que nous le connaissons, le « Je suis heureux que le ciel ait enfin béni » devient très drôle. Mettez le propos dans une bouche sincère, il n’y a plus rien. Écoutez. un peu ce que A, un juge, dit de l’un de ses collègues « X ne se porte pas bien. Il a depuis quelque temps à l’audience des insomnies qui nous inquiètent. » A fait certainement après « audience » une petite pause ; l’auditeur s’attend à « des sommeils » : n’est-il pas convenu que les juges dorment souvent sur leurs sièges ? Mais point au lieu de « sommeils», c’est le mot « insomnies » qui arrive. Nous voilà surpris, et pas désagréablement. A ajoute « qui nous inquiètent ». Si ce pauvre X inquiète ses amis, parce qu’il ne dort plus « depuis quelque temps », il dormait donc auparavant, et serré. Et l’image du juge endormi se présente à nous avec un relief comique. Et enfin nous sentons toute la gaieté malicieuse de A, et la contagion nous gagne.

II y a dans ce court propos des causes de rire dont j’ai déjà assez parlé. Je n’y relèverai que l’imprévu du mot « insomnies ». Il est juste ce qu’il faut pour nous surprendre. Pourquoi ? C’est qu’il y a dans notre esprit une liaison, une association, non pas absolument fixe sans doute, mais assez ferme entre audience et sommeil. Cette association est brusquement détruite, remplacée par une contraire. Je viens de citer une liaison assez habituelle entre deux termes, dont l’un apparaissant suggère sourdement l’autre. Nous avons la mémoire pleine de liaisons comme cela, plus ou moins solides, que notre expérience ou celle des autres nous a ingérées. De ces associations qu’il sait très bien. être dans notre tête, un homme spirituel tire parti précisément en nous les bouleversant plus ou moins. Souvenez-vous du mot de Voltaire « Hors de l’Église, point de salut ». Ce dicton nous était connu, familier. Voltaire ne le disloque pas, ne le démolit pas, il le prend tout entier mais il le déplace et singulièrement, le fourrant juste à un endroit où il se moque de l’Eglise. Nous avons le plaisir de retrouver ce que nous connaissons bien, mais terriblement déplacé. En style de rhétorique, c’est^la figure dite application.