126 REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.
vérité est que la société a une réalité propre, comme les individus qui la forment ont la leur. La vérité est que la société est un organisme (sans être pour cela, comme le disent les sociologues qui aiment à se duper avec les mots, un organisme animal). Et le devoir social n’est ni l’hérédité fatale qui enchaîne l’animal à son espèce, ni le contrat d’échange ou d’association des commerçants Et c’est pour cela que ni la biologie ni l’économisme ne sauraient nous rendre compte du lien presque mystérieux qui unit un citoyen à sa patrie, un homme à l’humanité.
Ainsi nous croyons voir que M. Bourgeois a échoué dans sa hardie tentative et qu’il ne pouvait guère qu’échouer. Ni la méthode positive ne nous aide à dépasser le fait actuel ou passé qu’elle constate, mélange inextricable de bien et de mal, pour nous imposer, à titre de vérité, la conception d’un idéal à venir tout différent, qui contredit le passé et le présent. Ni le critérium scientifique ne peut vérifier, si peu que ce soit, un devoir de conscience, et, à plus forte raison, ce grand devoir, le devoir social. Je ne connais guère de scientifique en morale que les spéculations de M. Durkheim qui s’est proposé de faire non la science morale, mais seulement une science, de la morale, c’est-à-dire des faits de moralité considérés comme faits sociologiques, disons, para peu près, une histoire des mœurs et des règles des mœurs. Et encore, M. Durkheim poursuit-il, je crois bien, cette chimère de faire sortir un jour du creuset des faits de moralité, recueillis à l’état brut, et sans recourir jamais au réactif de la conscience et de la raison, un devoir, un vrai devoir. Il est vrai qu’il diffère cette métamorphose jusqu’au jour où la sociologie presque achevée nous permettrait de diagnostiquer l’état de santé ou de maladie d’une société donnée.
En dehors de cette voie, où il marche seul, au risque de rencontrer la contradiction dont nous parlions plus haut, y en a-t-il une autre où l’on pourrait espérer un meilleur succès ? Il nous semble que M. Bourgeois aurait pu se tenir simplement au point de vue de la morale indépendante, en laissant de côté les analogies trompeuses de la biologie ou de la sociologie positive. Il aurait fait parler la, conscience humaine qui répudie la nature pour proclamer les lois •1. P. 92. « Le problème social dans son ensemble est le même que celui que résolvent chaque jour les actionnaires d’une société partieuliére. » Ainsi M. Bourgeois accepte cette conception de la société qu’il emprunte à un certain économisme, d’ailleurs vieilli et abandonné par presque tous. J’oserai dire qu’elle n’est pas digne de son coeur.