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G. LANSON.PHILOSOPHIE CARTÉSIENNE ET LITTÉRATURE.

restauration de l’Iliade. Homère n’a pas su peindre des héros car il n’est pas raisonnable que des héros soient mal élevés, grossiers, brutaux. Homère n’a pas su peindre la divinité : car il n’est pas raisonnable que la divinité soit passionnée, intéressée, égoïste. Et Fénelon s’évertuait à expliquer au philosophe La Motte que la perfection d’une œuvre poétique ne se décide pas par la conformité des peintures du poète aux véritables idées des choses en soi, mais par l’intense expression qu’elles fournissent de la façon dont ces choses ont été senties réellement par des hommes, que la vérité qui est belle n’est pas la vérité d’un jugement universel, mais la vérité d’une représentation exacte, et que l’objet de la poésie, ce n’est pas l’idée, c’est la vie.

Enfin, si l’on ne croit pas que l’esprit, même dans l’oeuvre littéraire, puisse se proposer un autre but que de présenter des idées et d’exprimer des rapports, les mots ne peuvent plus être que des signes, et la forme ne vaut plus que par la netteté, la précision, l’exactitude avec lesquelles elle traduit l’intelligible. Une phrase ne vaut que par ce qu’elle donne à comprendre : elle a d’autant plus de perfection qu’elle provoque moins l’imagination et la sensibilité, dont l’éveil introduirait la confusion dans les notions des choses et troublerait l’exercice du jugement. Et de là se tire la proscription de la poésie et des vers, contre lesquels La Motte bataille, ayant pour lui le sentiment secret de ses contemporains. Le vers n’est qu’une difficulté à vaincre : que pourrait-ce être ? Le style poétique, ce sont les figures par lesquelles on enveloppe la pensée : ce ne peut être autre chose. Donc vers, et figures, ce sont des moyens que l’homme a inventés pour s’empêcher de dire tout ce qu’il voulait, comme il voulait, pour s’obliger à parler plus obscurément, moins précisément. Donc, plus de vers, plus de figures. Rien ne vaut une prose exacte et translucide, sans couleur et sans passion, ornée seulement de cette élégance qui est l’esprit, et qui consiste, dans l’invention des rapports cachés ou dans la simplicité saisissante des formules.

Ainsi c’est le cartésianisme qui, à la fin du xviie siècle, porte le coup mortel à la littérature classique, en ruinant le respect de l’antiquité dans les esprits, en leur faisant perdre le sens de la poésie et le sens de l’art. Le xviiie siècle, à vrai dire, traînera la tradition classique comme un poids mort, dont il n’osera ou ne saura se défaire : il n’aura pas l’intelligence ni, au fond, l’amour de sa religion littéraire, qu’il réduira à un formalisme, à un mécanisme stérile.