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G. LANSON.PHILOSOPHIE CARTÉSIENNE ET LITTÉRATURE.

Maxime ou le Caractère l’expression littéraire correspondante à la seconde, ce sera le genre dramatique, comédie ou tragédie. Puis il y a une connaissance possible des passions de l’homme : il n’y a pas de connaissance, au sens exact du mot, des passions d’un homme. La méthode et la raison interdisent de rechercher l’expression des sentiments d’un individu, l’auteur fût-il cet individu. Cette représentation ne saurait être que confuse, non réellement intelligible et vraie. Et voilà le lyrisme retranché.

Pour l’histoire, on y pourrait arriver par la méthode, cela ne fait point de doute, et nous en aurons tout à l’heure la preuve. Mais la déduction est longue et difficile. Au contraire, la méthode fournit immédiatement de quoi la condamner. L’individu n’est pas connaissable rationnellement voilà les grands hommes, en leur physionomie propre, éliminés. L’œuvre de la raison est de saisir les rapports et les liaisons, non de remarquer les différences accidentelles de forme et de surface : voilà les époques, en leur caractère original, confondues dans la science universelle de l’homme. Les idées, objet de la raison, matière de la science, se conçoivent hors du temps et de l’espace. Voilà la notion même de l’histoire abolie. Qu’est-ce que l’histoire donc ? Une curiosité[1], une série de représentations confuses capables d’amuser l’imagination : l’esprit qui cherche une connaissance ne s’y attarde pas. Ou bien une autorité, un ensemble de commandements et de pressions du passé sur le présent l’esprit qui n’est soumis qu’à la raison, l’abhorre.

Ainsi Descartes n’a pas empêché de naître le lyrisme, l’histoire, le pittoresque : il les a seulement aidés à ne pas naître.

De même, il n’a pas déterminé le domaine de la littérature classique, qui, pour des raisons diverses, tendait visiblement dès le

  1. L’esprit cartésien est radicalement hostile aux sciences auxiliaires de l’histoire, et à la critique, sans lesquelles il n’y a pas d’histoire possible. À quoi bon parvenir par une minutieuse et fatigante enquête à établir des faits, dont il suffit de voir s’ils sont d’accord avec les principes pour juger de leur vérité ? Et si ce sont les idées, non les formes, qui sont objet de science, si la vérité des idées se tire des principes, par analyse, et non du réel par constatation, voilà 1 érudition coupée à la racine ; toute recherche des formes extérieures du passé n’est plus qu’une curiosité frivole, puérile, ridicule d’où les railleries de La Bruyère, et, ce qui est plus grave, de Montesquieu, sur les érudits, les numismates, les archéologues. Sans doute, c’est un préjugé des honnêtes gens qui empêche de croire que ces fureteurs d’antiquité, ces spécialistes étroits et farouches, fassent une besogne intelligente mais le cartésianisme a assuré les honnêtes gens dans leur mépris, et leur a démontré qu’il était raisonnable.