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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

l’enchaînement, rigoureux était une aide plus qu’une fatigue pour l’esprit mais surtout, en l’offrant, il ne demandait à la raison exigeante et irréductible du lecteur aucun sacrifice, aucune abdication. Il ne lui apportait aucune diminution d’indépendance, un accroissement réel au contraire, et qui, dans l’avenir, apparaissait indéfini. De là son prestige. Il affirmait à la raison qu’elle était souveraine, et il lui promettait la possession certaine de toute science. Et sa construction logique était d’une solidité qui n’était pas alors facile à entamer. Il n’y a pas à s’étonner qu’il ait séduit et contenté le grand nombre des honnêtes gens qui éprouvaient quelque difficulté à recevoir sur une autorité sans preuve des vérités incompréhensibles. C’était la première fois dans le monde moderne que s’offrait, hors des écoles, à la raison profane, et à la raison de tous, un système complet, cohérent et bien lié, qui donnât à chacun le plaisir de comprendre ce qu’il croirait et de savoir pourquoi il croirait.

Mais, en ramassant ainsi tous les esprits qui oscillaient entre la tiédeur d’une foi machinale et les hardiesses d’une incrédulité déclarée, Descartes, qui leur faisait reconnaître un Dieu, une âme immortelle, une volonté libre, un bien absolu, les amenait tout près de la religion. Il leur faisait faire la paix avec elle. Il ôtait à leur raison les raisons de s’en séparer ; et ainsi nombre de gens qui n’étaient pas des dévots, mais tout simplement des cartésiens convaincus, firent très décemment figure de chrétiens dans la seconde partie du siècle. La littérature nous en offre deux qui sont les représentants très caractérisés du groupe : Boileau et La Bruyère.

Il est très vrai, cependant, que si le cartésianisme fut en son temps une doctrine de résistance contre le libertinage, la religion n’y gagna guère que des apparences. Car ces esprits qu’on rapprochait d’elle ne lui étaient pas rendus. Au contraire, toute espérance de les recouvrer lui était à peu près enlevée : un épicurien sans doctrine a plus de chance de se convertir qu’un doctrinaire spiritualiste. Le public cartésien, ces gens qui avaient goûté à la certitude rationnelle, qui se voyaient pourvus d’une méthode, d’un critérium, d’une connaissance, sans déception possible (il le leur semblait), et avec des espérances sûres de satisfactions infinies, ce public-là était perdu pour l’Église. Il la côtoyait, en attendant de l’attaquer. À mesure que se développera la science, fruit de la méthode, à mesure que les éléments personnels introduits par la