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G. LANSON.PHILOSOPHIE CARTÉSIENNE ET LITTÉRATURE.

Et même, en 1627, dix ans avant le Discours de la Méthode, un panégyriste de Balzac, Ogier, expliquait par l’universalité de la raison les rencontres de son auteur avec les anciens. Il le louait de suivre la raison plutôt que les hommes et il expliquait qu’il était impossible à un moderne de ne pas reprendre souvent les pensées des Grecs et des Romains. Outre que la réminiscence des livres qu’on a lus est inévitable, il arrive aussi qu’on retrouve ce qu’on n’a pas lu, « parce qu’il y a quelques semences de vérités et quelques raisons universelles communes aux grands esprits, qui viennent à s’éclore toutes pareilles, lorsqu’ils ont à discourir sur les mêmes matières ».

Du même et également exclusif respect de la raison procède le système de traduction qu’on voit alors appliqué aux écrivains anciens. Le vieux Malherbe avait donné l’exemple ; mais celui qui atteignit la perfection du genre fut Perrot d’Ablancourt, un excellent écrivain. D’Ablancourt traite l’oeuvre ancienne, comme Descartes, en sa physique, traita la réalité sensible il fait abstraction des formes, de l’apparence esthétique et de la particularité historique ; il extrait de la réalité qu’il étudie (le texte d’un Grec ou d’un Romain qui vivait il y a deux mille ans) une série de notions intelligibles, universelles, distinctes, liées logiquement par des rapports certains. De là vient la liberté dont il use. Il érige l’infidélité en principe c’est la raison qu’il suit dans Lucien, et non le sens individuel d’un Grec nommé Lucien. Il change tout ce qui a besoin d’être changé pour offrir une idée claire, une idée vraie. J’ai considéré partout, déclare-t-il, « plutôt ce qu’il fallait dire ou ce que je pouvais dire » que ce qu’avait écrit l’auteur. En réalité, il pense les pensées de Lucien, et il a confiance que sa pensée, bien conduite, reproduira de la pensée antique tout l’essentiel et tout l’excellent.

Je pourrais des principes de la méthode cartésienne passer aux enseignements du système cartésien : de pareilles concordances seraient aisées à découvrir. J’ai montré ailleurs[1] quelle exacte identité se trouve entre la psychologie de Descartes et la psychologie de Corneille sur tous les faits importants, sur la nature et le jeu des passions, sur le rôle et la puissance de la volonté, sur la définition et le caractère de l’amour, Corneille semble nous donner l’expression dramatique des pensées abstraites du philosophe. Plus vaguement,

  1. Hommes et livres, études mondes et littéraires, Lecène et Oudin, 1895.