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V. BROCHARD.DESCARTES ET SPINOZA.

disparaissent ; et en outre les appétits, les désirs qui en sont la suite ordinaire ne pourront plus avoir d’excès » (pr. 4, v, schol.).

Les exemples donnés par Spinoza éclaircissent bien sa pensée. La connaissance de la nécessité des choses humaines adoucit la tristesse qu’un bien perdu nous fait éprouver. Le sentiment d’une injustice reçue, avec la haine qui en résulte ordinairement, n’occuperait plus qu’une partie de notre imagination et serait aisément surmonté, si à l’impression reçue nous associions ces idées que notre véritable bien est dans l’amitié des autres hommes, qu’il faut vivre selon la raison, et qu’enfin les hommes agissent par nécessité. Ainsi encore l’orgueil et l’ambition peuvent bien nous faire désirer que les autres vivent selon notre humeur particulière. Mais le même désir devient une action, c’est-à-dire une vertu qui s’appelle la piété, si nous sommes conduits par la raison, si nous substituons à l’amour de nous-mêmes l’idée du bien commun à tous les hommes, en l’accompagnant de la connaissance et de l’amour de Dieu.

Ainsi étant donnée une passion dont l’âme est affectée, substituer ou ajouter à l’idée inadéquate qui en constitue l’essence une idée adéquate ; faire dévier en quelque sorte la passion d’une idée fausse sur une idée vraie ; remplacer les causes fictives inventées par l’imagination par la vraie cause qui est Dieu ; par suite mettre à la place de l’amour et de la haine le seul amour de Dieu ; enfin devenir actif en pensant au lieu de rester passif en imaginant, voilà, selon Spinoza, le secret de la vie heureuse et l’ingénieux mécanisme par lequel elle peut se réaliser.

Il est clair qu’une telle substitution n’est possible que si l’action et la passion sont au fond de même nature et dépendent d’un même principe. Supposez, avec Aristote et l’École, que la passion provienne de l’âme sensitive opposée à l’âme raisonnable, qu’il y ait entre ces deux âmes une différence réelle, et l’opération qu’on vient de décrire n’est plus possible. Aussi Spinoza a-t-il soin de nous dire que « c’est par un seul et même appétit que l’âme agit et qu’elle pâtit. » (Pr. 4, v, schol.) Et cet appétit lui-même ne saurait être conçu comme irréductible à la pensée ou à l’idée. Entre le désir que l’ancienne philosophie rattache à l’âme sensitive, et la volonté, faculté de l’âme raisonnable, il ne saurait y avoir de différence réelle. C’est pourquoi Spinoza nous dit que l’appétit n’est autre chose que l’essence de l’âme, c’est-à-dire les idées qui la constituent, en tant qu’elles s’efforcent de persévérer dans l’être. Et que le désir soit
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