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REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE.

Socrate, d’un Saint-Cyran, d’un Kant ont été sans effet sur la vie morale de l’humanité, et c’est à quoi nous pousserait, si nous l’avons bien comprise, l’argumentation de M. Rauh. Peut-être le parallèle qu’il a institué entre les théories scientifiques et les théories morales s’explique-t-il par le caractère scientifique des doctrines morales auxquelles il a fait allusion. À la rigueur — et nous croyons pourtant que cette interprétation amoindrirait singulièrement la portée de l’œuvre de M. Dürkheim ou de M. Belot — on peut concevoir que le positivisme sociologique ou l’empirisme utilitaire se proposent avant tout de coordonner les lois des phénomènes moraux, d’en expliquer les caractères généraux, et qu’ils n’en considèrent pas moins le cours de la vie morale comme constituant, au même titre que la vie de l’organisme, une réalité autonome, comme se développant indépendamment de tout système d’explication. Mais il n’en est plus de même s’il s’agit d’une doctrine proprement normative qui, au lieu d’envisager la nature totale de l’homme — individu ou société, — discerne au sein de cette nature un principe supérieur auquel il conviendra de subordonner notre conduite, qui pose en un mot la vie intérieure et spirituelle comme le tout de l’homme ; et c’est celle-là même que nous avions cru entrevoir en certaines pages de la thèse de M. Rauh. Alors l’action vaudra ce que vaut la pensée, et il apparaît aisément que la paix morale est inséparable de la communauté de pensée.

Nous ne voudrions pas abuser contre M. Rauh de quelques-unes de ses expressions ; cependant, s’il nous demande de nous prêter sans nous donner, s’il nous promet que nous trouverons la paix dans un compromis[1], il faudra bien qu’il subsiste dans cette paix une arrière-pensée et une équivoque, dès lors nous devons refuser de l’appeler la paix morale. Certes et il n’est ni indifférent ni superflu de le constater — il peut y avoir entre des hommes que séparent leurs conceptions du monde, trêve politique, union sociale ; il peut y avoir même quelque chose de plus, une association pour accomplir ensemble un certain progrès spirituel, comme en témoigne l’éducation publique où l’éducateur sait limiter sa propre autorité et respecter ce qu’on ne lui a pas confié ; mais il ne saurait y avoir de paix morale là où manque précisément ce qui constitue l’être moral, là où nous réservons notre volonté intérieure, notre

  1. Rev. de Met., juillet 1895, p. 374.