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la roue à puiser les âmes du manichéisme

Comment expliquer cette étrange doctrine eschatologique ? Elle paraît avoir été empruntée par Mâni aux croyances populaires de son pays, la Babylonie. On pouvait voir de son temps, comme aujourd’hui, tourner le long des rives de l’Euphrate et du Tigre ces grandes roues, garnies de vases de terre cuite, auxquelles il a confié un office spirituel si important. Ce sont les « naoûras » ou roues hydrauliques, qui, poussées par le courant, font monter l’eau nuit et jour dans les réservoirs du système d’irrigation. Des pots de terre, fixés au cadre de bois, recueillent cette eau au moment où ils plongent dans le fleuve, l’élèvent jusqu’au sommet de la roue, et, en s’inclinant peu à peu vers le bas, la déversent dans les aqueducs construits près de la berge. Les dimensions énormes de ces « naoûras » — quelques-uns atteignent vingt mètres de diamètre[1] — ont suggéré naturellement un rapprochement avec le cercle zodiacal, qui, comme eux, tournait sans trêve du matin au soir et du soir au matin.

Beausobre l’a déjà fait observer[2], Mâni n’est point l’inventeur de ce système ingénieux pour faire monter les âmes jusqu’aux astres. Parmi les ouvrages apocryphes attribués à Zoroastre, on cite quatre livres « Sur la Nature » (Περὶ φύσεως), dont le début nous a été conservé[3] ; Zoroastre s’y identifiait avec Er l’Arménien, dont Platon dans sa « République »[4] raconte, on s’en souviendra, qu’étant mort dans un combat, il fut porté le douzième jour sur le bûcher, où il revint à la vie pour faire part aux assistants de ce qu’il avait vu dans l’autre monde. Cette apocalypse pseudo-persique, qui paraît remonter à l’époque alexandrine[5] était au dire de Proclus, qui l’eut encore en mains, « rem-

  1. É. Reclus, Géographie universelle, t. IX, p. 764 ; Max von Oppenheim, Von Miltelmeer zum Persischen Golf, t. I, p. 333, etc. — Sur le mécanisme de ces roues hydrauliques dans l’antiquité, cf. Saglio-Pottier, Dictionnaire, s. v. « Machina », p. 1467, et « Metalla », p. 1859. — Il est souvent question des grandes roues de Hamâh sur l’Oronte dans les auteurs arabes (Le Strange, Palestine under the Moslems, 1890, p. 59 et 359 ss.). — Un ami me fait observer que le rapprochement entre la roue de Mani et la naoûra ou noria a déjà été fait incidemment par Chavannes et Pelliot, Journal Asiatique, déc. 1911, p. 516 [517], n. 3.
  2. Beausobre, Histoire du manichéisme, II, p. 502 ss.
  3. Clément d’Alexandrie, Stromat., V, 14, § 103 (p. 395, 16 Stähelin).
  4. Plat., Rep., X, 614 B.
  5. Clément d’Alexandrie, vers l’an 200 après J.-C., est le premier écrivain qui la cite, mais manifestement de seconde main d’après une source plus ancienne. D’autre part nous savons que Colotès, disciple d’Épicure, identifiait déjà, au