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440 LA REVUE DE L'ART aventures et fortune faites. Dans la cicatrice qu'il porte au cou, l'on a pu voir un souvenir de quelque bataille ou tournoi juvénile. Ce dégustateur de bon vin, sobre mangeur de fromage, est un vieux routier, futé, affiné; il a vu bien des choses, il a connu bien des gens, il est revenu de tout. L'oeil noir, fixe, pénétrant, le nez serré et tombant, les fortes lèvres, saillantes, mollissantes et pâlies, sont d'un désillusionné et d'un résigné. De ses voyages et de ses fonctions, il a gardé, sur sa personne, un soin et un luxe aristo- cratiques : le visage fraîchement rasé, les mains bien lavées, les ongles coupés ras, presque trop ras, comme s'il avait l'habitude de se les ronger en rêvassant; une houppelande unie, en belle étoffe, bordée au cou de fine fourrure, et, sur la tête, un vaste chaperon de même couleur, retombant sur une grande oreille mal équarrie, très écartée. Avec quelle rigueur et quelle délicatesse aussi, par une touche merveilleusement forte et fine, sont marqués tous les traits de ce type si personnel ! Quelle vérité, quelle beauté dans l'enchâssement de l'oeil, le gonflement des paupières, les teintes de la cornée et de la pupille, le frémissement des narines, la lippe dédaigneuse de la bouche ! Diplomate, légiste ou financier en retraite aux champs, c'est quelqu'un qui joua un rôle au temps de Jacques Cosur et de Charles VII, et, très probablement, Poitevin ou Vendéen, un de ces sangs mêlés d'oriental et de celte, un de ces descendants des colonies sarrasines restées prisonnières après Charles Martel, dont on retrouve encore en si grand nombre le type brun, méditatif et avisé, dans toute cette région. Peut-être un jour son nom sortira-t-il aussi de quelques archives, en même temps que celui de son peintre. Pour le moment, soyons heu- reux d'admirer, admirons sans marchander, et félicitons le Musée du Louvre d'avoir bravement acquis, sans marchander non plus, ce nouveau et précieux témoignage de la valeur française dans les arts, au xv° siècle. GEORGES LAFENESTRE.