Page:Revue de Paris - 1932 - tome 6 - numéro 23 (extrait).djvu/25

Cette page a été validée par deux contributeurs.

plus son lit et vomissait tout ce qu’il mangeait. Une nuit, on le trouva évanoui dans les W.-C., où il faisait un froid sibérien. Le lendemain, une double pneumonie se déclara, qui l’emporta en trois jours.

Il n’y eut pas un médecin pour le soigner, ni un ami qui vint le visiter sur son lit de mort. Il resta deux jours sans cercueil. Adrien et sa mère purent réunir dix francs, en retournant leurs poches, mais c’était peu. Alors on dit la triste vérité aux fournisseurs qui venaient réclamer leur argent ; et ceux-ci, oubliant ce qu’on leur devait, se cotisèrent entre eux et fournirent les moyens d’enterrer, aussi pauvrement que possible, l’ancien riche armateur Bernard Thüringer. Ils suivirent même son corbillard :

— On ne peut pas laisser un homme aussi seul sur la terre ! — avait dit barba Stamatis.

Maintenant, la détresse qui régnait dans la maison eut une forme moins dure. Le nombre de bouches à nourrir avait diminué de moitié et bientôt les époux Thüringer et madame Charlotte, qui devaient continuer de gravir leur calvaire, ne furent plus si seuls.

La nouvelle de leur incroyable dénuement ayant gagné la banlieue, les femmes miséreuses qu’Anna secourait jadis vinrent à son aide. Elles étaient tout aussi malheureuses qu’autrefois, mais le pauvre sait toujours partager son morceau de pain avec un plus pauvre que lui. Du reste, l’hiver, quand le travail est introuvable dans un port comme Braïla, nombre de ménages ouvriers comptent sur l’assistance de certains parents campagnards qui leur apportent ce qu’ils ont : un sac de farine de maïs ; un quartier de viande de porc ; un boisseau de haricots ou de lentilles ; des œufs, du saindoux ; des pommes de terre.

Ces produits, modestes, parfois de qualité bien médiocre, furent reçus avec reconnaissance, par les affamés de la rue du Jardin-Public, durant tout le mois de mars. Il n’y eut pas de jour qu’une femme ne vînt déballer sa part de victuailles, dans cette cuisine qu’elle avait connue, six mois auparavant, riche des plats les plus fins, et qui maintenant était froide et dénuée de tout. Anna ne pouvait plus offrir du thé ou du café,