Page:Revue de Paris - 1932 - tome 6 - numéro 23 (extrait).djvu/24

Cette page a été validée par deux contributeurs.

les chemises, c’était plus simple : la mère d’Adrien avait pris maintenant l’habitude de laver sans être payée.

Mais, un jour, des messieurs du tribunal vinrent apposer les scellés sur tous les meubles, et jusque sur les menus objets. Il ne fut plus possible de rien vendre. On manqua même de services. Et comme il n’y avait pas grand’chose non plus à mettre sur la table, on accepta l’assiette ébréchée et quelque méchante cuiller, en même temps que la soupe aux pommes de terre, que chacun mangeait debout. Après quoi, les deux armateurs allumaient leurs beaux cigares et, le paletot sur les épaules, commençaient à arpenter les pièces pendant des heures, pour se réchauffer. Car le peu de combustible qui restait, était réservé à la cuisine. Dans les chambres, on ne chauffait plus que matin et soir, à l’heure de la toilette.

Cette façon d’accepter le mal, sans un murmure, Adrien la trouva héroïque. Il n’aurait jamais soupçonné un tel stoïcisme chez des hommes habitués à la vie facile. Anna se montra plus hargneuse. Elle reprochait tous les jours à ses sœurs Hedwig et Mitzi de « rester là à se faire nourrir comme des parasites ». Hedwig, meurtrie, alla se placer. Quant à Mitzi, la pauvre vida les lieux d’une manière bien inattendue. Extrêmement gourmande, elle dévorait tout ce qui lui tombait sous la main. Un jour, comme il n’y avait rien à se mettre sous la dent, elle découvrit dans les bureaux des échantillons de froment, qu’elle fit bouillir sommairement. Elle en avala trois assiettées et mourut au bout d’une semaine. C’était une jeune fille de cent quatre-vingts livres, qu’on eut de la peine à faire entrer dans la bière. Sa mort occasionna des dépenses tragiques. Et, visiblement, Anna était prête à demander à tout le monde si l’on pouvait se permettre le luxe de mourir par des temps pareils. Aussi, le seul qui la pleura sincèrement fut le brave Hassan, à qui les gros seins de Mitzi faisaient tant de plaisir lorsqu’ils se montraient un peu. Ce fut, également, le bon Turc qui fournit sur-le-champ l’argent nécessaire à l’enterrement.

Peu de temps après, il y eut dans la maison une autre mort qui causa encore plus d’embarras. Ce fut celle de M. Bernard. Le cadet des frères Thüringer, nature délicate, supporta mal la nutrition insuffisante et le froid. À la fin, il ne quittait