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qui faisait le planton sur le seuil du vestibule, voyant Adrien, se mit à sangloter et le conduisit dans la chambre du suicidé. Carnavalli s’était tué dans son lit. Sa tête, couchée sur la droite et penchée hors du lit, ne laissait pas voir la blessure. Le bras qui avait fait partir la balle pendait au-dessus du tapis, où le revolver gisait dans une mare de sang. La figure du mort était toute blanche et paisible. Nulle trace de convulsions. Sur la table de nuit, trois lettres.

Adrien n’y jeta qu’un coup d’œil et se retourna vivement. Il examina la chambre à coucher, traversa quelques autres pièces et s’enfuit, emportant dans son esprit l’image d’un intérieur bourré de meubles luxueux, de glaces de Venise, de tableaux et de tapis qu’il ne pouvait évaluer.

« S’est-il tué, parce qu’il ne pouvait vivre qu’entouré de tout ce faste ? » se demandait Adrien. Car le valet lui avait dit que son maître aurait dû bientôt se séparer de cette princière demeure et de tout ce qu’elle contenait.

« Eh bien, ne peut-on concevoir une belle existence qu’en liant ses jours à de beaux meubles et de nombreux murs ? Un magnifique animal humain, tel que Carnavalli, riche de santé et d’esprit, conditionnait-il donc son être à la possession de valeurs si mesquines ? » Adrien était incapable d’imaginer une pareille disposition d’esprit.

Toutefois, il n’eut pas de mépris pour le suicidé.

« Sûrement, je ne sais que peu de chose des mystères de la vie, se dit-il. Il doit y avoir des hommes, pour lesquels la fierté vaut plus que toutes les valeurs de l’existence. C’est bien triste. »

Il se souvint des propos de la servante de Carnavalli accusant les syndicalistes d’être les responsables de la ruine de quelques armateurs. Il y avait du vrai là dedans et il se sentit visé, le premier. Un sentiment d’angoisse lui serra le cœur à l’idée que le sort de l’Italien pourrait être réservé aussi aux Thüringer. Machinalement, Adrien prit la direction du port, luttant péniblement contre une neige qui tombait sans arrêt depuis deux jours. Il n’avait rien à faire à la maison, où le visage soucieux d’Anna le poursuivait avec une expression de tristesse presque intolérable. Du reste, toute la maison semblait plongée dans une sorte de deuil, et Anna ne lui disait plus tout ce qui se passait.