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Le fier gentilhomme italien Luigi Carnavalli, après avoir gaiement distribué le « mois » de pourboire annuel à son nombreux personnel, se tua le 31 décembre de cette année-là. Une jolie servante au museau emmitouflé vint, les yeux remplis de larmes, annoncer aux Thüringer l’affreuse nouvelle, cinq minutes après le suicide de son généreux maître, dont la somptueuse habitation n’était qu’à deux cents pas de celle des exportateurs allemands.

Les frères Thüringer n’en furent que légèrement émus. Renversés dans de vastes fauteuils, de gros cigares à la bouche, la nouvelle n’augmenta que très peu la pâleur de leurs fronts glacés depuis des semaines par la perspective d’un sort pareil à celui de l’armateur qui venait de résoudre toutes ses difficultés, en se logeant une balle dans la tempe.

— Personne n’aurait soupçonné cela ! — gémit la servante. Ce matin il nous remettait à chacun le pourboire habituel de nouvel an, un mois de salaire, il nous disait des blagues, et voilà ce qu’il « couvait » dans sa tête pour cet après-midi !

— Ah ! — fit M. Max. — Il vous a donné à tous le pourboire de fin d’année ? C’est déjà bien !

La domestique partit, outrée :

— As-tu vu comment ils ont reçu ça ? — dit-elle à Adrien, qui l’accompagna sur les lieux du drame. — Cependant, M. Luigi était leur meilleur ami. Dieu, qu’ils ont le cœur froid, ces riches !

— Ils ne l’ont pas tellement froid, — répondit Adrien, — mais c’est que les Thüringer sont dans le même pétrin.

— Tu crois ? Alors, tes syndicalistes méritent le gibet, car c’est d’eux que nous viennent tous les malheurs !

Adrien n’était pas d’humeur à discuter avec la jeune femme l’affaire des syndicalistes. Il pensait tristement à l’homme de cœur qui venait de se brûler la cervelle et qu’il avait estimé. Tout en marchant dans une neige qui montait jusqu’aux genoux, il songeait au visage fin, intelligent, du malheureux armateur. Maintenant il allait le voir figé dans la mort.

Le parquet n’était pas encore là. Des domestiques du voisinage stationnaient devant la maison, n’osant entrer. Un valet