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lorsqu’ils apprirent que la « bombe » n’avait fait qu’un trou… « dans l’eau ! »

— Ça ne valait pas la peine de sortir l’armée, pour si peu de chose ! — s’esclaffait-on.

Cela valait, pourtant, la peine. Certes il y avait le flâneur qu’une simple curiosité menait au port, mais il y avait aussi le débardeur que l’arrivée des machines avait exaspéré. Et cet homme ne plaisantait pas. Si un millier de ses pareils ne portait plus de couteau, presque tous les autres le portaient encore. Et plus un seul, maintenant, qui ne se sentit solidaire du sort de tous.

Les esprits s’envenimaient également à cause de l’arrestation d’Avramaki et d’Adrien, dont on ne savait rien de précis. On les disait « horriblement battus », « enchaînés » et « sur le point d’être transportés à Bucarest ». Ils passaient pour les « complices » de l’anarchiste. On avait trouvé sur eux des « armes ». Pour comble de bêtise, la police avait assiégé le local du syndicat, où des fouilles barbares ne laissèrent plus rien subsister des registres et de la caisse, une partie étant détruite sur place, l’autre emportée sans aucune espèce de formalité.

Ainsi, la grève générale du port se déclara d’elle-même, et de la façon la plus inattendue. Restés sans guides, les milliers de travailleurs allèrent jeter leurs corps sur toute l’étendue du port : ils s’allongèrent au soleil et ne bougèrent plus. La nuit venue, la masse de corps humains ne broncha pas. Bien plus, les femmes rejoignirent leurs maris, venant leur apporter de la nourriture, un vêtement chaud pour la nuit, du tabac. Elles ne les quittaient que le temps d’aller soigner les enfants à la maison. Et si les hommes firent preuve d’un calme parfait, tout au moins au début, leurs épouses s’avérèrent aussitôt d’une agressivité peu ordinaire. Elles allaient et venaient en groupes compacts, et malheur au policier qui se trouvait sur leur chemin : il était rudement « sonné ».

Cet envahissement du port par une multitude paisible ne plut guère aux autorités. Les deux premiers jours le préfet se montra tolérant, ne pensant pas que cette plaisanterie allait durer, puis, sous l’assaut des armateurs qui rugissaient comme