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rouges et blancs des cargos. Leur traînée lumineuse vrillait la surface lisse du fleuve, se perdant à l’infini.

Adrien et Avramaki foncèrent avec leur canot en amont, puis prirent du large, afin de se donner un certain recul. Quand ils furent à quelque deux cents mètres du but, l’aube limpide leur permit de se convaincre de la pénible réalité. C’était, bel et bien, les trois élévateurs qu’on attendait. On pouvait même distinguer leur structure différente des machines sur rail qui fonctionnaient dans les docks. Ils étaient plus grands, avec de doubles tours en forme de parallélépipèdes et de larges passerelles. D’aspect hideux. Vraies machines de malheur.

— N’avançons plus, — dit le cordonnier à Adrien, qui tenait les rames. — Allons nous préparer à la guerre.

Mais Adrien ramait toujours. Il avait aperçu une barque sans rameur, ni rames, qui glissait au fil de l’eau, venant du côté des élévateurs. Il voulait lui barrer le chemin et voir si elle était vraiment inoccupée.

— Attrape-la au passage, — chuchota Adrien à son compagnon, — je l’aborderai de flanc. Tu vois ? On dirait qu’il n’y a personne dedans. Qu’est-ce que ça peut être ?

Un instant après, les deux barques se heurtaient légèrement, se joignaient l’une à l’autre et suivaient le courant. Du fond du canot qu’on croyait vide, un homme allongé leva la tête et dit, d’une voix cassée :

— Malheur à vous ! À moins que vous ne soyez de la police.

— Jean Rizou ! — s’écria Adrien. — Que fais-tu là ?

— O-o-oh ! — gémit douloureusement l’anarchiste. — C’est toi, Adrien ? Quel sinistre hasard t’amène ici ? Filez, mes pauvres mais, abandonnez-moi, éloignez-vous de ma barque ! Une cordelette y est fixée, qui se dévide de sa pelote et va dans un instant provoquer une explosion sur l’un des trois élévateurs ! Moi, j’irai dans le Danube, mais vous, vous serez pris, vous payerez à ma place !

— Non, Jean ! — hurla Adrien. — Tu ne feras pas ça ! Ce n’est pas nous, seulement, qui payerons, mais tout le mouvement ouvrier ! Où est la cordelette ? Coupe-la vite !

Au moment même, une forte détonation ébranla l’air.

— Vive l’anarchie ! — cria Jean Rizou, et aussitôt il disparut dans l’eau.