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— Comme tout militant socialiste, — lui dit-il, — je tiens beaucoup à faire des disciples, et tu pourrais en être un de marque, car tu as de belles qualités, mais, pour cela, il faudrait que tu te dédoubles : l’homme de cœur ne doit pas se mêler des affaires de l’homme d’action. Je n’ai pas compris cette vérité, lors de mes débuts révolutionnaires, et j’en ai bien souffert. J’ai hébergé, nourri et vêtu des camarades que je croyais des amis et que j’ai aimés. Certains d’entre eux ont disparu un jour après m’avoir volé. D’autres sont allés rapporter à la police toutes mes pensées. Et deux ou trois ont même tenté de souiller ma compagne. Enfin, la trahison collective de nos chefs, que j’adorais comme des idoles, m’a fait faire une maladie dont je n’espérais plus me relever. Car j’avais le tort de croire le triomphe de l’idée lié à tous ces crimes contre le cœur.

— Pourquoi « le tort » ? — interrompit Adrien. — Cela n’a-t-il pas été parfaitement prouvé ? Tout votre hybride échafaudage n’a-t-il pas croulé ?

— Justement, mais pourquoi ? Précisément parce que nous avons mêlé l’affection et ses déboires à l’action révolutionnaire. Nous nous attachions aux hommes, non à l’idée. Nous aimions bien plus ceux-là que celle-ci, que nous ne voyions qu’obscurément. Les uns nous la masquaient avec leur tendresse éphémère, les autres, avec leur rayonnante mais égoïste personnalité. Et le jour où tous ces hommes ont flanché, la pauvre idée aussi était par terre. Eh bien, non ! Dans notre guerre sociale, pas plus que dans une guerre capitaliste, le soldat doit lâcher pied, pour la raison sentimentale qu’à l’arrière tel chef, tel ami et même sa femme le trahissent. Pour rien au monde nous ne devons abandonner le combat, entends-tu ? Les patries bourgeoises peuvent disparaître par la lâcheté de leurs armées d’esclaves, et nous ferons tout pour qu’elles disparaissent un jour. La patrie humaine, elle, ne peut pas disparaître ! Chaque siècle, elle découvre dans sa marche invincible vers le mieux les héros qui doivent la servir à tel ou tel moment historique. Aujourd’hui, c’est-à-dire en ce siècle, c’est nous, le prolétariat, qui sommes les héros désignés. Veux-tu comprendre cela, Adrien ?

Adrien se taisait, le regard dans son verre de thé.