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tard, Adrien aima moins, dans le cordonnier, le socialiste et le poète, que l’homme affectueux et le lecteur averti. Quant au militant, il le séparait, un peu arbitrairement, de tous ses semblables. Il trouvait qu’Avramaki était un socialiste comme on n’en voyait pas d’autre à Braïla, sauf en ce qui concernait sa lavallière et sa barbiche, par où il ressemblait à tous les hâbleurs ignorantins du socialisme de province. C’est pourquoi, malgré toute l’éloquence doctrinaire du maître, le disciple s’obstina à n’apprécier que l’ami tendre, l’homme honnête, l’idéaliste solitaire, le connaisseur de tous les bons livres, ce qui fâchait parfois le cordonnier, qui aimait le tempérament d’Adrien et, voulant y « greffer » le scion révolutionnaire militant, blâmait en lui le dilettante.

Et Adrien venait justement faire étalage de ce grain d’ardeur militante que l’autre désirait voir naître dans le cœur de l’adolescent.

Il était dix heures du soir. Les époux rêveurs se trouvaient dans leur chambre, elle, raccommodant du linge, lui, lisant à haute voix un fameux livre, nouvellement paru en roumain : Le Père Goriot. Au moment où Adrien pénétrait dans la boutique, Avramaki levait les bras au ciel et criait :

— Ah ! ah ! ah ! Que c’est humain. Que c’est grandiose ! Mon pauvre « père Goriott ! »

— Pas Goriott, mais Goriot, — dit Adrien, en leur tendant les deux mains. Mikhaïl m’a dit qu’en français, ce t de la fin ne se lit pas.

— Ô Adrien ! ô mon cher enfant ! Que le diable emporte tous les t de la fin des mots français ! Mais si tu connais déjà ce livre, ainsi que tu en as l’air, tu avoueras que les hommes, un jour, même les muets, mugiront, devant ce personnage, comme des bœufs mmm ! mmm !

— Sacré Avramaki ! Voilà pourquoi je t’aime ! Tu n’es pas grand quand tu me rases avec ta Conception matérialiste de l’histoire, mais tu l’es quand tu hurles sur ce brave « père Goriot ». Toutefois, tu te trompes si tu crois que les bœufs humains ont un plus grand besoin de Père Goriot que de foin.

— Eh bien, non ! Finissons-en avec le problème du foin, et tous les hommes demanderont des Pères Goriot !

Adrien se moqua :