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de la foi nouvelle. Il transforma sa maison en club socialiste, s’abonna aux graves revues marxistes le Contemporain et Littérature et Science, fit venir à Braïla des orateurs de marque et prit part à tous les mouvements de la rue. Puis, lors des fusillades de Slatina et de la trahison de la plupart des chefs « marxistes » qui allèrent avec armes et bagages « former l’aile gauche du parti libéral », Avramaki subit le sort de tous les apôtres : il fut terriblement martyrisé dans les caves de la police et sa maison saccagée.

Ces événements s’étaient passés cinq ou six années auparavant. Il furent, pour l’âme du pauvre cordonnier, désastreux. Réduit à la misère, ayant perdu la foi dans la force de caractère des hommes, il s’enferma chez lui, avec son excellente compagne, ses bonnes lectures et une lueur d’espérance dans l’avenir lointain de l’humanité. Comme ils n’avaient point d’enfants et qu’ils avaient perdu toute leur clientèle riche, ils se contentèrent de deux pièces minuscules, couchant dans l’une, travaillant dans l’autre. Et comme maintenant le travail d’un seul, avec les gros sous des clients miséreux, ne suffisait plus à nourrir le ménage, la femme apprit aussi à ressemeler et à rapiécer des savates. On les voyait, tous deux assis, sur leurs tabourets bas, derrière les fenêtres de la rue, les visages paisibles, le regard résigné. C’étaient des gens qui venaient de passer la quarantaine ; elle, un peu grosse, blonde, les mouvements lents, lui, deux yeux bleus dans une tête toute noire, poilue, chevelue.

Comme tout cordonnier, il était un peu poète. Déclamant volontiers, il intercalait timidement, mais avec un certain talent, des « pièces » personnelles parmi des œuvres d’Eminesco, de Cosbuc, de Heine ou de Petœfi. Lorsqu’il recevait un camarade, il lui lisait quelque poème nouvellement « commis », promenant religieusement son regard sur la collection de pontifes du socialisme dont les murs de son foyer étaient garnis : Marx, Engels, Lassalle, Bebel, Singer, Kautzki.

Ayant été pendant longtemps son voisin, Adrien le connaissait de longue date, mais il ne se souvenait que vaguement de l’époque héroïque de la vie d’Avramaki. Du reste, plus