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maîtres vous comblent de temps à autre, que justice se fera sur la terre. Ma destinée est donc celle de tous les déshérités, ma place est à leurs côtés, que cela me plaise ou non ! »

Il se mit à penser aux moyens d’agir. Toute son énergie se concentra sur ce mot : agir. Mais par où commencer ? Seul, ce n’était pas possible. Il ne pouvait tout de même pas adopter le système de cet illuminé de père Stéphane. Et, à Braïla, il n’y avait que des idéalistes isolés, comme lui, mais aucune espèce d’organisation. Encore, ne voulait-il pas trop se frotter à tous ces idéalistes « libertaires » et anarchisants dont la plupart n’étaient que de parfaites fripouilles. On ne les entendait jurer que par Kropotkine et ils avaient réponse prompte à tout, sauf lorsqu’on leur demandait de préciser leurs moyens d’existence. Non, il lui fallait un club socialiste, comme à Bucarest. Là, au moins, on voyait clair : des ouvriers ânonnaient sur des brochures telles que Le livre du travailleur ou Que la lumière soit, et chantaient faux des hymnes révolutionnaires, mais il n’y avait pas à s’y tromper, c’étaient des ouvriers, tandis qu’avec les anarchistes, on ne savait jamais à qui on avait affaire. Le camarade irréprochable coudoyait le mouchard authentique.

Un soir du commencement d’août, Adrien n’y tint plus et alla voir un homme qu’il aimait beaucoup, pour sa belle âme et sa vie exemplaire. C’était un cordonnier nommé Avramaki, dont le passé douloureux imposait encore plus de respect.

Orphelin à l’âge de six ans, un oncle forgeron s’était chargé de son éducation ; c’est-à-dire qu’il l’avait installé sous le gros soufflet en cuir de sa forge en lui intimant l’ordre de « souffler ou de crever là », s’il voulait être « nourri, logé, vêtu ». Le petit Avramaki « souffla » de trois heures du matin à neuf heures du soir, s’évanouissant plusieurs fois par jour. L’oncle le ramenait à la vie en le frappant avec une tringle, parfois incandescente. Il en fut ainsi jusqu’à sa dixième année alors il se sauva, une nuit, le corps couvert de cicatrices et quelques os cassés, car l’oncle n’avait pas toujours des tringles à la portée de sa main, mais aussi et surtout son marteau, qu’il lui lançait droit dessus. Avramaki, fuyant sa ville natale, marcha pendant une semaine, sans savoir où il allait, mendiant dans les villages, traversant des forêts et des ruisseaux, et couchant dans les