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Devant le spectre de la machine ennemie qui allait le remplacer et contre laquelle nulle force humaine ne pouvait lutter, il fut saisi d’une mystique de la solidarité. Jusque-là, il se savait le facteur indispensable d’un rouage social et se croyait fort. Il eut la preuve de sa misérable faiblesse. On le rejetait comme un outil superflu. Ni l’État ni Dieu ne voulaient se demander ce qu’il allait devenir, avec sa femme et ses enfants.

Cependant, si ! Un sauveur pointait à l’horizon de son désespoir : le syndicalisme, le fraternité nationale et internationale de toutes les victimes du machinisme. Mais, pour que ce sauveur pût exercer sa force, jouer son rôle, il était absolument obligatoire que lui, le débardeur, ne fût plus le même homme. On exigeait de lui des vertus dont il s’était toujours moqué. On le voulait soucieux de la menace qui allait peser sur tout le reste de ses jours, autant que sur l’avenir de sa progéniture. Ne plus boire déraisonnablement, ne plus chercher chicane à son compagnon et aux siens, répudier toute la mascarade d’une vie lourde d’ignominies, c’était la première condition du succès qu’il pouvait attendre d’un combat qui s’annonçait terriblement dur. De ses droits civiques, de ses devoirs sociaux, qu’il avait systématiquement méprisés et dont ses maîtres, exploitant son ignorance, tiraient de gros profits, il devait faire à l’avenir ses armes de guerre sociale.

Il apprit tout cela de la bouche d’orateurs tels qu’il n’en avait jamais entendu, des hommes impressionnants que le Comité Central de Bucarest, ému de l’importance de l’événement, avait dépêchés à Braïla pour le meeting qu’Avramaki organisa le jeudi de cette même semaine, jour férié dont l’énergique secrétaire du nouveau syndicat profita pour infuser à ses néophytes l’esprit révolutionnaire.

Prévoyant une grande affluence, le cordonnier loua, pour le matin de ce jour, la grande salle du théâtre Rally, qui, malgré sa capacité, craqua sous le poids de la foule serrée dans son parterre, ses loges et son paradis. Il n’y eut aucune convocation par voie d’affiches. Un mot soufflé mardi soir au comité syndical suffit à mettre en branle dans tout le port la nouvelle du meeting et à rendre populaires les noms des deux orateurs syndicalistes délégués par le « Centre », Cristin le matelassier, de Bucarest, et Gorghi le charpentier, de Ploesti.