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tels sinistres jours de mon adolescence, quand, encore enfant, le boulanger m’écrasait les seins dans un coin de sa boutique, pour deux kilos de pain qu’il me livrait à crédit.

Quand Anna lui parlait ainsi, le regardant de ses grands yeux bleus, humectés de larmes, Adrien voyait en elle une belle et sainte femme. Il lui baisait les mains, appuyait sa joue brûlante contre son bras et se considérait comme le plus heureux des hommes :

— Promettez-moi de me garder toujours près de vous, même si un jour nous manquons de pain. J’irai voler pour vous !

Elle riait, de tout son beau visage, et l’écartait doucement.

Il était près de minuit, et Adrien continuait à rôder dans les deux cours de la maison. Les joueurs ne semblaient guère penser à mettre fin à leurs parties. On buvait et on jouait toujours plus fort. Les fenêtres étaient ouvertes, à cause de la chaleur et pour laisser sortir la fumée des cigares. Adrien observait, de son coin noir, les figures et les gestes de ces notabilités du commerce et de l’administration, écoutait tout ce qu’ils disaient et s’efforçait d’approfondir leur existence, de la comprendre, de critiquer avec justesse. Il voulait confronter les résultats de ses constantes observations avec les sentences définitives des jugements socialistes qu’il avait entendues dans les réunions ouvrières de Bucarest. C’étaient des condamnations en bloc, basées sur un seul fait : ces hommes étaient des exploiteurs de la classe ouvrière ; il fallait les abattre et remplacer leur ordre bourgeois par l’ordre socialiste. Il avait compris cela, qui lui paraissait merveilleux. Il y souscrivait, malgré la passivité de Mikhaïl, car il s’agissait de supprimer la misère et les guerres, fléaux sociaux qu’il était prêt à combattre de toutes ses forces.

Adrien admettait qu’il était socialiste ; mais il était aussi un garçon qui n’acceptait pas les phrases toutes faites. Il avait la passion des vérités acquises par ses propres observations, il en résultait parfois une grande confusion dans ses raisonnements.

Ainsi, pour les bourgeois qu’il avait sous les yeux, presque tous armateurs étrangers établis dans la ville. À Braïla, où