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de tuer sa vie, était plus abominable que la prostitution, pire que le cloître. Il appela cela insulter une des premières lois de la nature, pour un morceau de pain. Et, un soir qu’ils étaient seuls, elle lui ouvrit son cœur. Convaincue du parfait désintéressement d’Adrien, elle sanglota sur son épaule

— Mais Max est si bon, si bon ! C’est pour cela que je l’ai épousé, pas pour le pain.

En effet, Anna Müller, devenue madame Thüringer, n’avait rien changé à sa vie. Elle achetait les mêmes tissus bon marché, dont elle se faisait toute seule des robes. Dans les occupations du ménage on la voyait toujours, la tête serrée dans un mouchoir, peiner à côté de la servante, sans se soucier des sourires moqueurs des grandes dames du voisinage. Et s’il est vrai qu’elle avait introduit dans la maison sa mère et ses deux sœurs, que les mauvaises langues appelaient « toute la ménagerie des Müller », on savait aussi que cette « ménagerie ». ne coûtait aux Thüringer que la nourriture et qu’elle avait remplacé une cuisinière et une femme de chambre dont le salaire était très élevé. On pouvait même dire qu’Anna était injuste avec sa famille. C’est ce qui obligeait M. Max à réparer, en secret, cette injustice, en inventant des anniversaires pour pouvoir distribuer de petits cadeaux.

Il y avait encore un autre côté du caractère d’Anna qu’Adrien estimait : c’était son dégoût des parasites qui rôdaient autour de la maison.

— Tous ces goinfres, tous ces ivrognes ! — lui disait-elle, un jour, outrée. — À chaque repas on doit supporter un ou deux « abonnés », désœuvrés éternels qui s’invitent eux-mêmes et n’ont d’autre souci que la propreté de leur faux-col. Puis tous ces bridges et pokers arrosés de champagne. Cela coûte un argent fou, à la fin du mois. Or, avec ces blés qui « s’échauffent », soit dans les greniers, soit dans la cale d’un navire, on ne sait jamais si l’on est riche ou ruiné. Telle que tu la vois, cette grosse maison bourgeoise, il y a eu des mois où je ne savais pas où prendre de l’argent pour la nourrir, malgré les bouteilles de vins fins qu’elle a dans sa cave. Cela ne fait rien à ces messieurs, qui n’ont jamais connu la misère, mais, à moi, qui en ai assez goûté, cela me donne froid dans le dos. J’aime mieux mourir que de revivre